2 Eric SIMON SOIXANTE NANOSECONDES Roman 4 5 – 1 – Il ne cliqua pas sur envoyer

2 Eric SIMON SOIXANTE NANOSECONDES Roman 4 5 – 1 – Il ne cliqua pas sur envoyer. Daniel n’arrivait pas à se décider à annoncer à Luigi la mauvaise nouvelle. Le résultat de la mesure était si absurde, il voulait encore chercher. Ils ne faisaient que ça depuis plus d’un mois. La première mesure de la vitesse de neutrinos sur une longue distance venait d'être effectuée et son résultat était aberrant. Ils avaient été détectés avec soixante nanosecondes d'avance sur ce qu'on pouvait logiquement attendre. Il devait y avoir un problème dans le processus de la manip. Il faut dire que cette mesure de vitesse relevait de l'usine à gaz. La collaboration scientifique SYMPHONIE qui étudiait les oscillations de ces particules élémentaires qu'on appelait des neutrinos, avait décidé, à la courte majorité de ces membres, d'ajouter une mesure de vitesse à ses actions expérimentales, même si cette donnée en soi n'apportait rien pour la problématique de l'oscillométrie des neutrinos. 6 Cela faisait cinq ans que Luigi Scuola était devenu le porte-parole puis le directeur scientifique de la collaboration internationale qui regroupait plusieurs dizaines de physiciens et physiciennes de neuf pays européens. Il avait besoin de publier un résultat sur cette mesure de vitesse avant que l'expérience américaine concurrente ne le fasse. Question de prestige. Daniel Quintet, le responsable du groupe français qui avait proposé de faire cette mesure avec ce protocole quelque peu complexe, n'était pas fier de devoir annoncer à Luigi la nécessité de vérifier de nombreux paramètres, avec toutes les difficultés que cela imposait. Il faudrait peut-être refaire une demande de production de muons auprès du CERN, les délais étaient courts. L'expérience SYMPHONIE était installée dans le laboratoire souterrain du Gran Sasso, une caverne enfouie sous la montagne bordant L'Aquila, dans les Abruzzes italiennes. C'était le laboratoire souterrain le plus en vogue en physique des particules, non seulement en Italie, mais aussi bien au-delà. Depuis la première découverte d'une oscillation des neutrinos, le fait qu'ils changent périodiquement de type au cours de leur trajet dans la matière, de nombreuses expériences s'étaient montées pour mieux comprendre les rouages physiques qui étaient à l’œuvre. Une toute nouvelle branche de la physique des particules était ainsi née quelques années plus tôt, prenant le nom 7 d'oscillométrie des neutrinos. Il s'agissait de mesurer le plus précisément possible comment les neutrinos changent de saveur. Les mesures d'oscillométrie qui étaient développées par l'expérience SYMPHONIE, un acronyme comme seuls les physiciens savaient en inventer, qui signifiait SYMetric PHOtoemulsion NeutrIno Experiment, reposaient sur la détection de neutrinos de type tau produits par un faisceau initial de neutrinos de type mu à 732 kilomètres de là, au CERN en Suisse. Certains neutrinos mu changeaient de type – on disait de saveur – au cours de leur trajet dans la croûte terrestre et pouvaient être détectés au laboratoire souterrain italien quelques millisecondes après avoir été produits au CERN. Daniel Quintet n'avait même pas pris la peine de donner plus de détails à Luigi Scuola, tant le résultat lui semblait illogique. Pour lui, il était évident que quelque chose clochait quelque part dans la manip. C'est le groupe d'Orsay mené par Daniel qui avait proposé aux autres groupes de la collaboration d'ajouter cette manip annexe dans la manip principale : mesurer la vitesse des neutrinos de manière absolue, c'est à dire mesurer le temps de vol très précisément ainsi que la distance exacte puis diviser l'un par l'autre pour obtenir une valeur de vitesse. Alors que c'était extrêmement séduisant et simple sur le papier, s'en était tout autre dans la réalité. Cela faisait maintenant presque trois ans que la 8 conception des sous-systèmes et du principe de GPS synchronisé avait été lancés. Et finalement, des deux mesures, c'était peut-être la mesure de distance entre le CERN et la caverne du Gran Sasso qui avait été la plus délicate à effectuer. Les physiciens et physiciennes français avaient vu grand quand ils avaient proposé l'idée au staff de SYMPHONIE qu'ils venaient tout juste de rejoindre à l'été 2008 : il fallait utiliser des satellites de positionnement global – ce qu'on appelait le système GPS – pour retransmettre des informations à la fois spatiales et temporelles : la distance très précise entre deux points et un top de départ. Le top d'arrivée était obtenu, lui, au laboratoire souterrain par les détecteurs de neutrinos. Ils avaient demandé l'assistance de spécialistes du centre national d'études spatiales de Toulouse pour la mise en œuvre des systèmes spatiaux les plus à la pointe. Les détecteurs de neutrinos de SYMPHONIE étaient fondés sur une technologie relativement simple, il s'agissait d'une série de plaques de plomb entrelacées avec des plaques d'émulsion photographique. Les neutrinos produisaient des réactions dans le plomb, des particules secondaires étaient alors créées et déposaient une partie de leur énergie dans les plaques d'émulsion, qui pouvaient être analysées rapidement. C'est un jeune chercheur doctorant, Frédéric Fournier, alors en tout début de thèse à la fin de l'été 2008, qui donna l'idée à son directeur de thèse de 9 mesurer quelle était la vitesse des neutrinos détectés par SYMPHONIE, simplement en mesurant la distance et le temps. Frédéric était un de ces jeunes chercheurs un peu imbus d'eux-mêmes, très fiers de faire partie de cette nomenklatura scientifique peuplant le campus d'Orsay. Il avait de plus ce don de réussir à imposer ses vues, uniquement par sa manière d'asséner des phrases comme si ce ne pouvait être que des vérités. Il montrait une assurance sans faille, qui pouvait être vu par certains comme de la suffisance. Ce jour-là, il évoqua cette idée en blaguant autour de la machine à café. Il ne pensait pas vraiment pouvoir faire ce type de mesure. Il était plongé dans la bibliographie concernant son sujet de thèse, ce que font tous les chercheurs doctorants les trois premiers mois. Il potassait des dizaines de publications sur les détecteurs de particules à émulsion et les systèmes de lecture automatique de ce type de plaques. Il s'amusa à proposer non seulement l'idée de la mesure de vitesse, mais il imagina également tout le protocole expérimental qu’il faudrait mettre en œuvre pour y parvenir. Bernard Jeulin, son directeur de thèse, le prit d'emblée au sérieux, tout en étant un peu sceptique. Quand il évoqua l'idée à son tour, autour d'un autre café, à son collègue et ami Daniel Quintet, ce dernier fut tout de suite convaincu. Il faut dire que la tâche dévolue au groupe d'Orsay au sein de la collaboration SYMPHONIE n'était parfois pas très excitante : ils participaient au groupe Détecteurs du consortium, il 10 s'agissait de développer les systèmes de détection à base d'émulsions permettant d'enregistrer les traces de particules chargées. Une petite manip annexe un peu hors du cadre de l'expérience principale de détection des neutrinos tau ne pouvait que le réjouir, au moment où le travail du groupe, qui plus est, ne lui semblait pas être reconnu à sa juste valeur par les autres membres de la collaboration. *** Daniel Quintet demanda rapidement à Frédéric Fournier de lui décrire comment il verrait les choses. Ce dernier fut surpris, mais comprit vite que Jeulin avait répété sa blague de la machine à café... Après quelques jours de réflexion intense pour mettre en forme les idées qu'il avait lancées un peu à l'emporte- pièce, il vint voir Daniel avec un document de quelques pages décrivant le processus qu'on pouvait envisager. Il avait pris la peine de faire quelques figures et des schémas qui expliquaient le principe. On y distinguait un arc de cercle qui devait être une portion du globe terrestre, ainsi que des petits rectangles reliant deux points mis en couleurs de part et d'autre de l'arc de cercle. Ce devait être des satellites qui transmettaient des signaux. Comme Frédéric venait tout juste de débuter son travail de thèse consacré aux tests de l'électronique associée aux détecteurs de SYMPHONIE, il était 11 encore temps de changer de sujet de recherche. C'est en ces termes que Daniel lui évoqua la possibilité pour lui de se consacrer exclusivement à cette mesure inédite de vitesse des neutrinos, s’il le souhaitait. Daniel lui précisa que bien évidemment, ceci avait été discuté auparavant avec son directeur de thèse. Bernard était absent du labo pour quelques jours. Il avait discuté du changement du sujet avec son vieux complice Daniel juste avant le weekend précédent. Pour lui, ça ne faisait aucun doute maintenant, il fallait s'y lancer. Alors que le jeune doctorant avait parlé de cette idée à Bernard presque sous le terme de la plaisanterie, le fait que Daniel lui ait demandé quelques jours plus tard de lui expliquer son idée après en avoir discuté avec Bernard l'avait laissé pantois et presque démuni, mais en même temps extrêmement excité. Un jeune, seulement dans son deuxième mois de thèse, pouvait donc susciter l'intérêt de vieux briscards proches de la retraite... Frédéric Fournier n'avait pas choisi son sujet de thèse initial. Il était resté dans la même équipe au sein de laquelle il avait effectué son stage de recherche de uploads/Industriel/ 60-nanosecondes-eric-simon.pdf

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