1 Croissance économique et « soutenabilité » écologique – Un tour d'horizon des

1 Croissance économique et « soutenabilité » écologique – Un tour d'horizon des principales critiques écologiques à la croissance économique. Pascal van Griethuysen, en collaboration avec Jacques Grinevald et Rolf Steppacher, IUED. I. Introduction Les critiques émanant des milieux écologiques (au sens large, incluant la science de l’écologie et l’écologie politique) adressées à la "croissance économique" ne peuvent et ne doivent pas être considérées comme relevant uniquement des répercussions écologiques associées à l'accroissement des activités physiques qui accompagnent le phénomène de la croissance économique. Bien que les impacts écologiques de l'augmentation quantitative et de l'évolution qualitative des activités économiques soient effectivement à la base du constat de la non soutenabilité du « modèle occidental » de développement économique –un mode de développement à la fois capitaliste et industriel– ce sont avant tout les positions théoriques, méthodologiques et épistémologiques qui accompagnent et justifient l'objectif ou l'impératif de croissance économique qui ont fait et continuent de faire l'objet de l'essentiel des critiques que les écologistes adressent au dogme de la croissance économique. C'est la raison pour laquelle certaines de leurs critiques sont partagées par des représentants des sciences sociales, et parmi eux de nombreux économistes "hétérodoxes", i.e. proposant une vision de l'économie différente de l’approche dominante, le paradigme néoclassique, et une vision critique de son interprétation (ultra-)libérale de la croissance économique. De fait, bon nombre des critiques adressées aux théories économiques de la croissance relèvent d'une critique adressée au paradigme néoclassique. Pour mieux comprendre ce conflit, il faut remonter à ses origines historiques. Dans l'histoire de la pensée économique occidentale, la question du développement économique, comme celle de la croissance, était fondamentalement et systématiquement pensée comme indissociable de son contexte spécifique, aussi bien chez les Mercantilistes –pour qui elle permettait un renforcement de l’économie nationale–, que chez les Physiocrates –qui s'intéressaient aux conditions écologiques et institutionnelles permettant d'accroître le rendement de l’agriculture, le revenu agraire–, et chez les Classiques –qui se sont intéressés aussi bien aux modalités de la croissance qu'à ses répercussions éco-sociales de long terme. Dans cette tradition intégrant de nombreuses écoles de pensée et dont les racines sont préindustrielles (avant 1850), la croissance économique ne constitue qu'un élément du développement économique et social, phénomène lui-même pensé en interaction permanente avec le contexte écologique et social, ou éco-social. Les relations entre l'homme et la nature, entre l'individu et la société, les réflexions sur les ressources naturelles et le progrès technique sont, jusqu'à l'approche néoclassique, toujours pensées dans le cadre plus général du 2 renouvellement de la société dans le temps, et du maintien des conditions naturelles permettant ce renouvellement. Le concept clé est alors la reproduction, à la fois sociale et écologique, qui constitue la condition et l'objectif premier de tout processus de développement économique situé dans son contexte global. Traditionnellement, la question de la croissance a été envisagée selon deux perspectives différentes : la première s’intéresse aux conditions qui rendent possible la croissance économique et aux facteurs qui la limitent; dans cette tradition il convient de citer Smith (1776) (division du travail), Malthus (1799) (limites naturelles à la croissance démographique), Ricardo (1817) (rendement décroissant du sol), Marx (1867) (rôle de la machine, tendance à la baisse du taux de profit) et Veblen (1898, 1919) (rôle du savoir, dynamique technologique, et inertie institutionnelle) ; la seconde perspective est celle qui se préoccupe des répercussions, notamment sociales, de la croissance ; la contribution de Sismondi (1819), préoccupé par la finalité de l’activité économique doit être rappelée, de même que les préoccupations récurrentes des différentes écoles de pensée sur la question des inégalités sociales : les Physiocrates ont mis l’accent sur les asymétries entre métayers et fermiers, les Classiques se sont notamment inquiétés de la salubrité des conditions de travail (Marx insistant sur les asymétries entre travailleurs et propriétaires) et de la distribution des fruits de la croissance (Ricardo), alors que l’apparition d’une élite ou d’une classe dominante a fait l’objet de développements particuliers (Marx et Veblen) ; rappelons encore que l’étude des inégalités sociales, et la proposition selon laquelle leur dynamique repose sur un type de causalité circulaire aux effets cumulatifs (les riches deviennent plus riches alors que les pauvres deviennent plus pauvres) est l’un des objets d’étude privilégiés de l’économie institutionnelle (et en particulier G. Myrdal). Parmi les développements qui ont jalonné l'histoire de la pensée économique moderne qui s'avèrent particulièrement intéressants dans notre problématique, relevons (1) l'importante contribution des Physiocrates qui, dans un contexte préindustriel essentiellement agraire, insistant sur les relations entre le travail et le sol, ont mis en évidence la nécessité de subordonner l'exploitation agricole aux conditions de renouvellement du sol; (2) les développements de l'ingénierie forestière sur la façon de déterminer un niveau d'exploitation du bois d'une forêt garantissant la reproduction de celle-ci1; (3) la préoccupation de Malthus sur la confrontation entre la croissance démographique et les limites du milieu naturel, conduisant selon lui à un processus de compétition sociale; (4) la distinction opérée par Marx entre les ressources renouvelables et les ressources non renouvelables; (5) l'intérêt de John Stuart Mill envers un état stationnaire (steady state) du système économique, permettant selon lui de 1 Les développements théoriques des Physiocrates et les connaissances empiriques des forestiers constituent, au tout début du XVIIIème siècle, la première approche occidentale consistante du développement soutenable. 3 surmonter l'incompatibilité entre croissance démographique et limites naturelles; (6) la systématisation de Thorstein Veblen, au travers de la notion large d'institution, des relations entre individus et groupes d'individus d'une part, structure sociale et culture d'autre part, ainsi que la définition de la technologie comme la combinaison d'un savoir social accumulé collectivement et des ressources naturelles disponibles. Parallèlement à l’économique néoclassique, le courant de l'économie institutionnelle (Institutional Economics) initié par Veblen a poursuivi la tradition de l'étude d'un système économique ouvert, en relation permanente avec le système socio-culturel d'une part, l'environnement naturel d'autre part. Cette tradition, par rapport à laquelle la théorie néoclassique constitue une rupture, sera poursuivie, en partie, par les tenants d'une économie écologique (Ecological Economics) et les partisans d’une économie évolutive (Evolutionary Economics). II. La vision néoclassique de la croissance L'objectif de l'économie néoclassique est de faire de l’économie politique une science mathématique (en s’inspirant de la physique, et plus précisément de la mécanique classique), capable de modéliser formellement le fonctionnement de la sphère économique, afin de démontrer la supériorité fonctionnelle du marché comme type d'organisation sociale. Cet objectif, basé sur la nécessité de prouver formellement l'existence de la « main invisible » d'Adam Smith (d’inspiration newtonnienne), a animé les premiers développements théoriques des marginalistes (Jevons, Menger et surtout Walras) jusqu'aux modélisations sophistiquées de Malinvaud, Arrow et Debreu. Une telle modélisation nécessite de définir des frontières à la sphère économique, ce qui conduisit les néoclassiques (à commencer par Marshall) à définir le marché comme la confrontation de l'offre et de la demande, de la production et de la consommation. Parallèlement, la représentation de la sphère économique par le marché implique d'exprimer les activités économiques sous leur forme monétaire, nécessitant une réduction des multiples dimensions des activités économiques en une représentation unidimensionnelle, homogène. Or, la plupart des critiques s’entendent à considérer que cette vision réductive a coupé le processus de développement économique de son contexte éco- social, les variables sociales et écologiques étant considérées comme exogènes, données ou fixes, indépendantes de la sphère économique réduite à la sphère marchande2. Dès les premiers développements des marginalistes, la focalisation théorique sur la fonction de production constitue une rupture fondamentale avec la tradition d'étudier les modalités de la reproduction des sphères économique, sociale et naturelle. De fait, la réduction 2 La coupure n’est pas complète, car les conditions extérieures sont supposées avoir une contrepartie interne à la sphère monétaire au travers de l’équivalent monétaire des comportements des agents économiques (conditions extérieures influençant la fonction de production des producteurs et la fonction d’utilité des consommateurs). 4 est de plusieurs types: (1) réduction de l'objectif de reproduction à celui de production; cette réduction n'est envisageable que dans un contexte historique particulier, où les découvertes technologiques issues de la révolution industrielle ont permis l'exploitation de ressources disponibles sous formes de stocks (ressources non renouvelables tels les minerais et les combustibles fossiles); cette réduction est impensable dans un contexte préindustriel (comme celui des Physiocrates) ou dans un contexte de crise écologique (comme la crise actuelle nécessitant de découvrir un mode de développement qui soit écologiquement soutenable); elle est par contre typique d’un contexte colonial où l'un des objectifs des sociétés dominantes est de s'assurer un flux permanent et bon marché de ressources naturelles3; (2) la réduction de l'activité de production économique à la fonction de production néoclassique qui ne dépend directement que des facteurs travail et capital; cette réduction élimine le facteur sol naturel, qui n'était déjà plus considéré que comme espace et lieu d'activité économique chez les classiques (Ricardo); ainsi, dans la logique de production industrielle (où les ressources naturelles sont disponibles sous formes de stock), travail et capital constituent les facteurs-clés de l'activité de production économique. Le postulat classique-néoclassique selon lequel le marché permet et aboutit à la uploads/Industriel/ croissance-economique-et-soutenabilite-ecologique.pdf

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