Communications On ne connaît pas la chanson Edgar Morin Citer ce document / Cit
Communications On ne connaît pas la chanson Edgar Morin Citer ce document / Cite this document : Morin Edgar. On ne connaît pas la chanson. In: Communications, 6, 1965. Chansons et disques. pp. 1-9; doi : https://doi.org/10.3406/comm.1965.1064 https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1965_num_6_1_1064 Fichier pdf généré le 10/05/2018 CHANSONS ET DISQUES Edgar Morin On ne connaît pas la chanson L'étude des phénomènes discrédités est-elle même discréditée. L'étude des phénomènes jugés frivoles est jugée frivole. Pourtant Pascal n'avait-il pas déjà indiqué à sa manière que la frivolité — le divertissement — était un problème profond ; et la science ne cherche-t-elle pas à travers ce qui semble accessoire et superficiel ? Mais la sociologie est faite par des sociologues, membres d'une intelligentzia qui mettrait volontiers le sens du monde en question, mais nullement ses critères rigides du beau et du laid, du frivole et du sérieux. Or la chanson, dans l'éthique culturelle de l'mtelligentzia, s'oppose à la mélodie. La mélodie relève de l'art, la chanson de la consommation. Est adoptée comme mélodie toute chanson jugée assez noble de parole et de musique, et le néant se referme à nouveau sur la chanson. On peut à la rigueur s'amuser à fredonner une rengaine, mais c'est comme une concession que l'esprit doit faire à la nature animale. Pour l'intelligentzia donc, la chanson relève du frivole, et aussi du vulgaire. Double raison pour ignorer l'univers de la chanson. Sur la notion de vulgaire se fixe une grande agressivité (nécessaire pour exalter le concept d'élite). Et on se borne presque toujours à condamner plutôt que d'analyser, selon le processus psycho-affectif bien courant : « ce qu'on méprise ne mérite pas d'être étudié ou pensé ». Ainsi en est-il dans notre pays, intellectuellement fort et fier de sa tradition vivante d'humanités, à l'égard de tout ce qui émane de la « culture de masse », et particulièrement de ce qui dans la culture de masse semble le plus insignifiant, le plus frivole : la chanson. Cependant, il y a dans les zones de l'intelligentzia où l'on se préoccupe d'éducation populaire un mouvement vers la chanson. Mouvement qui tend à reconnaître la chanson comme un art, comme porteuse de richesses humaines et esthétiques. Mais ce mouvement, qui compte Peuple et Culture, Charpentreau, des collaborateurs de ce numéro, ne fait que transporter un peu plus loin la frontière de l'art et du non art. Elle intègre dans l'art et l'humanisme la bonne chanson, celle de Douai, Brassens, pour mieux refouler dans le non-art et l'anti-humanisme, la mauvaise chanson de production industrielle. Aussi le mouvement pédagogique-culturel vers la chanson est-il essentiellement un mouvement de promotion d'artistes de la chanson (comme Jacques Douai, Hélène Martin, Barbara) mais fort peu un mouvement d'élucidation sociologique des problèmes de la chanson. Edgar Morin Mais n'y a-t-il pas un problème, déjà posé par le cinéma, qui est celui de la création artistique dans le système industriel ? N'est-il pas intriguant que le même système permette la diffusion de chansons à succès dites de qualité (Brassens, Brel, Trenet par exemple) et celle de chansons dites de consommation ? Le critère industriel-commercial n'est pas la ligne de démarcation radicale, claire, nette entre l'art et le non-art, la richesse et la pauvreté humaines... Cette elucidation est par elle-même extrêmement difficile. Aussi, dans cette brève introduction, s'efforcera-t-on surtout à relever des problèmes. La multidimensionnalitê de la chanson. Tout d'abord la chanson a double substance : musicale et verbale. On peut se demander si le plus important de la chanson, de son succès, ne réside pas avant tout dans la part musicale. Toujours est-il que la chanson se présente toujours comme totalité musique-parole. Musique et parole nous renvoient chacune à des principes d'analyse hétérogènes, divergents. Cela ne veut pas seulement dire que rare est l'auteur-compositeur qui fait jaillir du même mouvement le thème musical et le thème verbal, et que, le plus souvent, on tartine des paroles sur de la musique, ou l'on enduit les paroles de musique. Cela veut dire surtout que la musique nous renvoie à une psycho-socio-musicologie qui est loin d'être constituée, et qui impliquerait au préalable une musico-sémiologie. La musique elle-même est quelque chose de syncrétique dans la chanson. Elle comporte le thème mélodique, le rythme, l'arrangement musical, accompagnement et orchestration. Si le thème musical est le plus réfrac- taire à l'analyse conceptuelle et à l'étude sociologique, l'arrangement et le rythme s'insèrent dans des genres, des styles, des modes. Ainsi la substitution d'une guitare (sèche) à une autre (électrique) marque . le passage du yéyé au genre néo-folklorique. Il nous faudrait au préalable une histoire générale de la chanson pour en connaître les évolutions mélodiques, rythmiques, etc., l'apparition de genres et de vogues, leur épanouissement et leur déclin ; cette histoire « générale » devrait également faire la place aux individualités créatrices, tant dans la composition que dans l'interprétation. Mais si des études historiques existent déjà pour le cinéma (encore que souvent ces histoires tournent autour des films marquants et non des grands courants), la chanson moderne n*a pas encore, à notre connaissance, d'historiens. Une histoire stricto sensu de la chanson serait insuffisante. Et ici encore nous devons situer la chanson dans un complexe multi-dimensionnel. La chanson moderne peut être très souvent en même temps un air de danse. La chanson et la danse sont en grande partie entremêlées : c'est le cas des airs de rock, twist, hully gully, bostella, let-kiss, c'était déjà le cas de valses, de tangos, Charlestons, swings. La chanson participe partiellement à la danse. Elle participe aussi, On ne connaît pas la chanson partiellement, à un spectacle : le tour de chant, qui peut être de music- hall, cabaret, ou même noces et banquets. Le tour de chant est une exhibition totale, où l'artiste fait valoir, non seulement sa voix, mais son être physique et ses dons mimétiques. L'histoire — et la sociologie — de la chanson doivent être immergées dans une histoire et une sociologie de la danse-chanson-music-hall. Ceci nous montre la plasticité protoplasmique de la chanson, elle peut se faire accompagnatrice de la danse ou médiation pour une exhibition mimico- théâtrale. Sa musique l'entraîne vers la danse, ses paroles l'entraînent vers le théâtre, et l'ensemble musique-parole est plus que danse-théâtre, quelque chose qui a réalité moléculaire. Cette première approche « phénoménologique » de la chanson, ne peut qu'introduire à l'approche sociologique qui elle, à sa façon, fait également surgir des problèmes de multi-dimensionnalité. En effet, la chanson moderne est engagée dans un processus économique-industriel-technique- commercial, comme le cinéma. Certes, le cinéma est le produit direct d'une technique et d'une industrie, alors que la chanson précédait le disque, le transistor et le capitalisme. Mais ce grand courant d'inspiration humaine qu'est la chanson est entré dans le circuit d'une façon telle que la chanson moderne, comme le cinéma, est un phénomène d'industrie culturelle. Comme pour le cinéma, il y a, dans la production-création des chansons, mise en œuvre concurrente de processus de standardisation et d'individualisation. Comme l'industrie du cinéma, l'industrie de la chanson suit un processus de concentration, notamment dans la distribution, avec des tendances à la décentralisation, notamment dans la production (tendance des vedettes à créer leur propre maison de disques). En effet, l'industrie de la chanson pose les problèmes-types de l'industrie culturelle — et notamment la contradiction fondamentale et stimulante entre production et création que j'ai par ailleurs essayé d'analyser 1. Et, dans les conditions actuelles, également dans la chanson, il me semble que domine un courant de qualité moyenne, avec des zones marginales de haute originalité. Posant les problèmes-types de l'industrie culturelle, l'industrie de la chanson a en même temps un caractère singulier. Elle tourne autour du disque, ou plutôt, comme le montre bien Charpentreau, c'est toute la chanson moderne qui est devenue satellite de l'industrie du disque. Les postes radios émettent à jets continus des disques ; le tourne-disque permet l'écoute généralisée du disque. Le transistor permet l'écoute tous terrains du disque soit directement par tourne-disque soit par radio. Il y a plus encore : les conditions d'enregistrement (recording) permettent de créer des effets sonores spéciaux, comme bien entendu de rendre pleine et ample une voix fluette. Le disque contamine le music-hall : la scène doit ressembler au disque. Aussi l'interprète accompagné d'un piano a disparu, il faut qu'il ait son orchestre, et un orchestre techniquement excellent, 1. L'Esprit du temps, Essai sur la culture de masse, Paris, 1962, Grasset. 3 Edgar Morin comme dans le disque ; la « sono » nécessite des dispositifs compliqués et délicats pour restituer les effets du disque. Le disque, qui s'épanouit véritablement avec le microsillon et le transistor, accomplit un processus de technicisation de la chanson, à commencer par ce point minimal mais fondamental ; l'interprète n'a plus besoin d'avoir une voix puissante, à partir du moment où il peut disposer d'un micro, mais il a besoin d'un très bon système de sonorisation. D'où deux directions : d'une part l'utilisation d'une complexe machinerie technique asservit l'interprète aux conditions du studio, mais d'autre part le micro permet d'innombrables vocations chantantes à des voix de qualité uploads/Industriel/ edgar-morin-on-ne-connait-pas-la-chanson.pdf
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- Publié le Apv 27, 2022
- Catégorie Industry / Industr...
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