Eve V. Clark Lexique et syntaxe dans l'acquisition du français In: Langue franç

Eve V. Clark Lexique et syntaxe dans l'acquisition du français In: Langue française. N°118, 1998. L'acquisition du français langue maternelle. pp. 49-60. Abstract Eve Clarck, Lexicon and syntax in the acquisition of French When children acquire a language, they learn both word meanings and construction meanings. For each word, they first produce subsets of possible combinations of a specific verb and some possible direct objects, say, or of another verb and some possible subjects. These early combinations let children to build up a repertoire, for each word, of the constructions it can appear in. This acquisition proceeds relatively slowly: children look for compatibility of meaning for words and constructions before they extent a construction to include new words, or a word to appear in new constructions. This proposal is illustrated with data from the acquisition of French. Citer ce document / Cite this document : Clark Eve V. Lexique et syntaxe dans l'acquisition du français. In: Langue française. N°118, 1998. L'acquisition du français langue maternelle. pp. 49-60. doi : 10.3406/lfr.1998.6250 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/lfr_0023-8368_1998_num_118_1_6250 Eve V. Clark Stanford University (Californie) Max-Planck-Institut fiir Psycholinguistik (Nimègue) LEXIQUE ET SYNTAXE DANS L'ACQUISITION DU FRANÇAIS Les enfants bâtissent les fondations de leur langue maternelle au eours des quatre premières années. Ils y consacrent bien des heures — disons à peu près 10 heures par jour dès six ou sept mois, ce qui fait environ 12 300 heures à l'âge de quatre ans. Ils y travaillent d'une manière souvent invisible (on ne voit fonctionner les processus de compréhension que lorsqu'ils échouent) et surtout très concentrée. Avec raison : le lexique dont les enfants disposent atteint, à l'âge de deux ans, un total variant de 200 à 600 mots. Et à six ans, il comporte à peu près 14 000 mots, ce qui représente un apprentissage moyen de neuf mots par jour, presque un mot par heure, de deux à six ans. Les enfants auront donc passé au moins 10 heures par jour, pendant leur temps de veille, à écouter autrui et à employer eux-mêmes le langage. C'est dans ce cadre-ci que je vais esquisser les premières étapes de l'acquisition de la syntaxe française. 1. Syntaxe et lexique II y a des liens étroits entre les mots et les structures syntaxiques dans lesquelles ces mots peuvent apparaître. Les mots ainsi que les constructions ont des significations, et ces deux composants forment la syntaxe. Donc les enfants doivent les apprendre ensemble afin d'apprendre la syntaxe. Ce lien entre mots et constructions joue un rôle central dans les processus d'acquisition. Et l'apprentissage des constructions dépend de l'apprentissage des mots eux-mêmes — verbes, noms, prépositions, adjectifs. Sans mots, il n'y aura point de langage, point de syntaxe. La première tâche à laquelle se livrent les enfants est d'accumuler un premier vocabulaire. J'insisterai ici sur la production, mais il faut bien noter qu'il y a un décalage, durant la période d'acquisition, entre la compréhension qui vient en premier et la production qui suit (Clark 1982, Clark & Hecht 1983). Les enfants produisent leurs premiers mots vers 12-14 mois, et leurs premières combinaisons de mots souvent vers 16-20 mois. Ils utilisent des moyens linguistiques réduits pendant ces premiers mois ; afin de faire comprendre ce qu'ils veulent, ils se servent souvent de gestes (indications du doigt, regards, toucher, etc.) autant que de mots. Ils combinent même ces gestes avec leurs premiers mots : ils indiquent du doigt ce qui les attire, un chien, par exemple, tout en disant ou le mot chien ou le déictique là. 49 Et ils élargissent l'extension des mots là où il leur manque encore les mots conventionnels. Par exemple, un enfant peut employer le mot nénin pour demander le sein, pour demander un biscuit ou encore pour montrer le bouton rouge d'un vêtement, la pointe d'un coude nu ou un œil dans un portrait (Guillaume 1927). Ces sur-extensions des mots sont produites entre un et deux ans ; elles servent à élargir momentanément le champ de communication dont les enfants disposent (Clark 1983, 1993). Les enfants commencent bientôt à se servir aussi d'expressions extraites du parler adulte sans les analyser, telles apu (= il y a plus), ouyè ou oulé (= où il/elle est), apala (= il est par là), aba (= en bas), etpatè (= par terre) (e.g., Bloch 1924, Cohen 1969, Fondet 1979). Ce n'est que plusieurs mois plus tard qu'ils arrivent à analyser les formes conventionnelles cachées dans ces expressions. Ils s'appuient aussi, fréquemment, sur les expressions déictiques — voici, voilà, regarde, viens — souvent accompagnées de gestes. Et ils combinent les mots- phrases tels apu et les déictiques avec d'autres mots lorsqu'ils commencent à construire des énoncés à deux ou trois éléments (e.g., Grégoire 1947, Guillaume 1927). 2. Les premières combinaisons Apprendre la syntaxe, c'est la construire. Et les enfants la construisent en apprenant pour chaque mot les constructions avec lesquelles il est compatible. Ils commencent par les combinaisons de deux mots, puis ils ajoutent les marqueurs grammaticaux (personne, genre, nombre, temps, etc.) et d'autres mots. Dans cet apprentissage des constructions propres à chaque mot, ils se montrent sensibles aux usages des adultes, et surtout aux combinaisons qu'ils entendent dans le parler des adultes qui s'occupent d'eux (e.g., de Villiers 1985 ; Lieven, Pine & Baldwin, 1997 ; Rondal 1983). Ils se montrent sensibles aussi aux corrélations entre la sémantique et la syntaxe dans la langue qu'on leur parle. C'est-à-dire qu'ils se rendent compte du fait que les significations d'un verbe, par exemple, ne sont en relation qu'avec certaines structures syntaxiques, et donc que le lexique les guide pour trouver « l'accord » entre les mots et les constructions dans le langage qu'ils sont en train d'apprendre (e.g., Gross 1975 ; Gross & Leclère 1978 ; Willems 1981, 1985). Les premières combinaisons comportent deux mots, ou un mot ajouté à quelque phrase figée. On entend alors des énoncés comme les suivants (Bloch 1924, Fondet 1979, Guillaume 1927) л : 1. Les énoncés des enfants cités dans cet article sont écrits sous la forme donnée dans la source originale. 50 P (l;0,19) apu papo (= a plus chapeau = je ne veux pas de ce chapeau) pas тпото (= pas dormir) M(l;8,27) illé papa (= où il est papa) apala papa (= il est pas là papa) a papa (= voilà papa) J (l;10) patè titi (= par terre écrire [écrire = crayons]) F (1;11) pópó ché (= chapeau chercher) R (2;1) bobo da (= bobo soldats = soldats blessés) Dans ces énoncés, les enfants semblent combiner un seul prédicat avec toute une collection de noms, ainsi qu'avec les prédicats partir, mettre, et chercher qui suivent (e.g., Bloch 1924) : F(2;l) pati maman (= partie maman) pati papa (= parti papa) pati monmon (= parti Raymond), etc. J (2;1) bóló mè (= robe mettre) papo mè (= chapeau mettre) man mè (= ruban mettre) J (2;6) chéché lèt (= chercher lettre) chéché chapó (= chercher chapeau) chéché mata (= chercher manteau) chéché tutur (= chercher voiture), etc. Les enfants ont souvent l'air de produire des listes lorsqu'ils emploient le même prédicat tour à tour avec le nom de chaque membre de la famille (attendre), le nom de chaque joujou (acheter), le nom de chaque espèce de nourriture (manger), ou le nom de chaque vêtement (ôter) comme objet direct : R (2;3) papa — tan maman — tan zézé (= papa - attends maman, attends Liline, etc) J (2;6) aché tutu, aché dada, aché poupé (= acheter toutou, acheter cheval, acheter poupée, etc.) J (2;6) mangé coco, mangé pure, mangé fitur, toucha (= manger œuf, manger purée, manger confiture, tout ça) J (2;6) óté yèyè, óté chapó (= ôter souliers, ôter chapeau, etc.) Avec ces structures en listes, les enfants arrivent à établir tout un domaine de mots qui peuvent se combiner avec chaque prédicat. C'est ainsi qu'ils font le premier pas dans l'apprentissage, par exemple, de la construction « verbe transitif » (verbe qui prend un objet direct). En effet, on pourrait dire que les enfants commencent ici à apprendre un schéma transitif (Goldberg 1995), basé peut-être 2. J combine le prédicat acheter avec des termes pour tous les joujoux dont elle prétend avoir envie (Bloch 1924). 51 sur un scheme canonique : agent + action + objet affecté (Slobin 1981). Les schémas qu'accumulent les enfants forment un répertoire où chaque verbe, par exemple, se trouve relié à un sous-ensemble de constructions (Tomasello 1992). Au départ, il arrive qu'un verbe n'apparaisse que selon un seul schéma, mais peu à peu, le verbe apparaît dans d'autres constructions jusqu'à ce que l'assemblage des formes égale celui des interlocuteurs adultes. L'ordre des mots chez les enfants ne ressemble pas à l'ordre sujet-verbe- objet, comme on a pu le voir dans les énoncés comme pópó ché, bodo da, et bóló mè. Pourtant l'ordre des mots chez les enfants reflète l'ordre qu'ils entendent dans le parler adulte où, par exemple, les sujets nominaux, et même les objets, suivent le verbe dans les constructions détachées qui sont répandues dans le français parlé uploads/Ingenierie_Lourd/ clark-lexique-et-syntaxe-1998 1 .pdf

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