philippe madec matières les pays de l’alter architecture Ce cours fut donné à l
philippe madec matières les pays de l’alter architecture Ce cours fut donné à la demande de Frédéric Bonnet à l’Ecole d’Architecture du Clermont-Ferrand au printemps 2006, puis à Sint Lucas à Bruxelles à l’automne de la même année. 2/15 - Vous dites souvent que l’architecture n’est pas un art, qu’elle est architecture. Si vous deviez rédiger la définition du Petit Robert, qu’écririez-vous ? - L’architecture est une installation de la vie par une matière disposée avec bienveillance. Pourquoi ce titre « matières. les pays de l’alter architecture » ? Parce que les matières dont je vais parler sont de celles qui nous permettent de penser autrement l’architecture, de concevoir une autre architecture. Ce texte est nourri des trois textes précédents : « L’En vie », « Le Coyote le Petit renard, le Geai et le Pou » et un livre à venir sur la paix « éventuellement (une consolation ». 1 — René Char, dans un recueil sous le titre « Pièces », écrivit un poème qu’il intitula « La Terre ». Il y a cinquante ans. Il y mit une majuscule. Et il se pencha vers elle. Il la prit dans ses mains et ressentit que « ce qui est tout à fait spontané chez l'homme, touchant la terre, c'est un affect immédiat de familiarité, de sympathie, voire de vénération, quasi-filiale. Parce qu'elle est la matière par excellence. »1 Il ajouta dans un dépit que seuls ses démons artificiels semblaient pouvoir taire : « Or, la vénération de la matière : quoi de plus digne de l'esprit ? / Tandis que l'esprit vénérant l'esprit… voit-on cela ? / — On ne le voit que trop." L’humanité si encline à vénérer son propre esprit a délibérément oublié ces liens physiques, de chair, de famille qui l’unissent à la Terre. Elle a cherché à la posséder en oubliant qu’elle lui appartenait. Mais voilà que la Terre a délivré ses limites, libérant de la sorte la connaissance des nôtres. La fragilité de la Terre est notre propre fragilité. Sa finitude est la nôtre. Et si nous cherchons aujourd’hui à sauver la terre c’est pour nous sauver nous-mêmes. 2 — Cette photographie témoigne d’une catastrophe. Le ciel est assombri par un vol déréglé d’oiseaux noirs. Un sol sombre nous surplombe, pas d’arbres, pas d’air. Sur la ligne qui sépare le noir du clair, — on ne sait plus dire le sol du ciel, voire l’horizon—, la silhouette d’un train apparaît, une locomotive et quelques wagons. Le convoi est en réalité beaucoup plus long. Ils sont remplis d’ordures à benner dans les décharges géantes, comme ici celle de Marseille, dans ces endroits où vivent des êtres perdus qui ne peuvent plus toucher la terre. Cette photographie témoigne de notre catastrophe à tous. La Terre nous donne toutes les matières dont nous avons besoin pour vivre : l’air, l’eau, les végétaux, les énergies. Nous lui prenons tous, nous lui en demandons encore davantage, nous 3/15 l’exploitons, la droguons pour qu’elle y parvienne plus encore. Elle a donné tout ce qu’elle pouvait d’une générosité dont nous avons bien longtemps pensé qu’elle était inépuisable. Elle laissait tout ce qu’elle avait à portée de nos mains. Nous le savons maintenant comme Maurice Blanchot : « c'est le désastre obscur qui porte la lumière »2. Nous voilà face à lui. Nous prenons tout à la Terre. Mais que lui rendons-nous ? Je veux dire : au-delà de nos excréments, des déchets de l’industrie et du bâtiment, des ordures ménagères, des pollutions nées de toutes nos activités, que lui donnons-nous en échange de ses dons, si ce n’est une empreinte écologique catastrophique ? que lui offrons-nous qui pourrait nous rendre dignes des présents qu’elle apporte ? La réponse ne s’impose pas. Je vous fais cette proposition : et si ce que nous rendions était l’art ? et si ce que nous lui rendions était l’amour ? 2bis — Les images qui vont suivre régulièrement sans commentaire représentent une certaine consubstance des êtres, des choses, des matières et de la Terre. Sans valeur de jugement, quoique choisies, sans ordre comme un vrac du monde, un vrac de la terre humaine, dans lequel il me semble que l’on peut percevoir une certaine compassion des pierres pour nous autres, les êtres de passage. 3 — L’architecture est au cœur de l’établissement des hommes sur Terre, protection et structure spatiale dans le même temps. La situation contemporaine la sollicite particulièrement : l’an prochain et pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, cinquante pour cent de la population mondiale vivra dans des villes. Il s’agit pour nous tous, héritiers d’une situation catastrophique du monde de ménager ce qui nous reste de nature et d’humanité, d’en tenir une comptabilité pour les générations futures, tout en accomplissant notre projet de modernité. Il nous faut dorénavant concevoir ce projet de modernité, face à une responsabilité qui ne balance plus entre l’humanité ou la nature, car le visage d’autrui qui est au cœur de l’œuvre architecturale possède maintenant quatre profils : « l’autre, les autres, soi et la Terre. L’autre en tant que vous en face, les autres en tant que la communauté des hommes, soi en tant que part de l’humanité et la terre dont nous sommes consubstantiels » 3. Voilà bien la situation. Nous sommes consubstantiels de la Terre. Les logiques d’interdépendance enfin reconnues aujourd’hui n’épargnent rien ni personne dans un monde dont nous avons enfin accepté la finitude. Même si l’architecture ne traite pas de la nature, l’architecte a, lui, des obligations indirectes vis-à-vis de la nature. Obligations politiques de répondre aux attentes même floues mais expresses de toute une société. Obligations physiques qui tiennent à cette consubstantialité avec la Terre qui nous replace au cœur du vivant, 4/15 dans la biosphère. Obligations symboliques qui tiennent à toutes les significations entretenues avec l’idée de nature, à tous les universaux symboliques. Obligations poétiques qui émanent de tous les affects qui s’en dégagent comme savait le dire Char. Obligations quasi mystiques issues de cette piété humaine « même sans fondement » qui s’incline devant la création terrestre4. 4 — Mon métier sert à associer un peu d’humanité à un peu de forme et de matière. Je participe à un phénomène qui donne sens à mes actes : je réponds à la demande d’architecture qu’expriment les sociétés humaines. Par la matière, je passe leur souhait au réel. Je matérialise les conditions d’accueil de l’homme sur Terre. J’assois au profond du lieu la volonté humaine de demeurer ensemble. Je réalise en matérialisant. Réaliser c’est matérialiser. Au début, c'est-à-dire à la fin de la nuit des temps, le Coyote, le Petit Renard, le Geai et le Pou le savaient déjà, et ils avaient perçu autre chose que nous avons ensuite oublié5. Quand ils ont voulu « trouver un endroit décent où habiter », quand ils ont cherché un « endroit à vivre » pour « vivre en communauté », ils se sont mis d’accord, une fois, deux fois, trois fois, avant de construire. L’accord précède la construction, l’accord avec soi, l’autre, les autres et la Terre. Eux qui étaient pris au piège fatal du temps, ayant rencontré l'autre puis les autres, ayant conçu l'espace et inventé l'endroit de l'habitation, une fois ces primes étapes dépassées par l’éventualité des plaisirs esthétiques et sensuels, ils sont en situation de s'arrêter. L'errance principale est écartée. La perspective du bien-être s’est substituée à l'inquiétude et à la peur, au point qu’ils prétendent l'inscrire sans attendre, là. Mais alors, il leur faut compléter la nature, afin de pouvoir satisfaire leur volonté d'habitation. Ils prennent la matière à portée de mains et l'entassent dans le but de définir un lieu autre que celui de l'errance. Ils disposent de la matière et installent alors l’endroit du repos, inventent le lieu de l’arrêt de l’errance, le pays où l’errance se repose. Ils construisent une cabane. Voilà qu’à la sortie de l’infini, quelque chose les incarne. Un objet de matière inanimée affirme leur vie, et donne sens à leur félicité. Les êtres s’assemblent autour de lui, puis en lui. Un autre temps — est- il plus dense — apparaît alors ; c’est celui que libère la vision enfin complétée de leur situation, l’initiale saisie du monde qu’il vienne de dénicher dans le là, de déclarer à la connaissance. Le Coyote, le Petit-renard, le Geai et le Pou ignorent qu'ils viennent de fonder la cité, par cette mise en œuvre dans la matière de l’accord de demeurer ensemble, au creux du lieu, de faire face au temps et à l'espace. Une déflagration en chaîne s’est produite, qui les a menés l’un à l’autre, et tous au lieu. Plus tard, ils seront pris par le besoin de raviver, sans cesse, les conditions de l’Accord initial de la cité, issu des ententes primordiales. Et dans le but de réaliser ce projet souverain, ils ne pourront disposer que de la matière, par 5/15 une organisation de laquelle ils s’évertueront à convoquer de nouveau, à chaque fois : l'amour de la communauté, la volonté uploads/Ingenierie_Lourd/ madec-philippe-matieres-les-pays-de-lalter-architecture.pdf
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- Publié le Aoû 31, 2021
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