Annales littéraires de l'Université de Besançon Invocations et commentaires "or
Annales littéraires de l'Université de Besançon Invocations et commentaires "orphiques" : transpositions funéraires de discours religieux Claude Calame Citer ce document / Cite this document : Calame Claude. Invocations et commentaires "orphiques" : transpositions funéraires de discours religieux. In: Discours religieux dans l'Antiquité. Actes du colloque de Besançon, 27-28 janvier 1995. Besançon : Université de Franche-Comté, 1995. pp. 11-30. (Annales littéraires de l'Université de Besançon, 578); http://www.persee.fr/doc/ista_0000-0000_1995_act_578_1_1098 Document généré le 14/10/2016 /M Discours religieux dans l'Antiquité, 11-30 Invocations et commentaires "orphiques" : transpositions funéraires de discours religieux Claude CALAME Université de Lausanne 1. DISCOURS DE LA RELIGION OFFICIELLE ET DISCOURS MYSTIQUE Dans l'anthropologie française de la religion grecque antique, les réélaborations théologiques et les pratiques religieuses des Pythagoriciens ou des Orphiques ont volontiers été interprétées en termes d'inversion et de subversion : inversion du parcours de création cosmo- et théogonique pour revenir de la multiplicité et de la disparité à l'unité ; subversion des actes sacrificiels officiels par différentes formes de régime végétarien1. En considérant les textes 1. En ce qui concerne en particulier l'aspiration à l'unité théogonique des adeptes d'Orphée, voir J.-P. Vernant, Mythe et religion en Grèce ancienne, Paris (Seuil) 1990, p. 104-13 ; subversion des pratiques du sacrifice animal par des pratiques alimentaires sectaires : M. Détienne, Dionysos mis à mort, Paris (Gallimard) 1977, p. 135-60 et 163-217; la théogonie orphique envisagée comme texte littéraire: M.L. West, The Orphie Poems, Oxford (Clarendon Press) 1983, p. 68-113. 12 Claude Calante comme des ensembles autonomes de signification, on a en général mis entre parenthèses leurs circonstances de production et de fruition. L'attention portée aux grands poèmes envisagés en tant que textes de littérature a eu pour corollaire un certain désintérêt pour les pratiques discursives des sectaires eux-mêmes. De ces pratiques où les paroles prononcées ont souvent la valeur d'actes de culte, les traces écrites nous sont désormais restituées avec une régularité surprenante, à mesure que progressent les fouilles portant en particulier sur les sites funéraires. Parmi ces textes déposés aux côtés des restes de la personne disparue, il y en a deux que rapprochent à la fois une datation voisine (fin du IVe siècle) et une certaine proximité spatiale (Macédoine /Thessalie) : à savoir le désormais célèbre "Papyrus de Dervéni", exhumé en 1962 près de Thessalonique et dont on attend toujours la publication officielle, et les deux lamelles d'or trouvées en 1985 sur le site probable de l'antique Pélinna2. Ces trois critères d'ordre fonctionnel, chronologique et géographique devraient justifier la possibilité d'une analyse comparative entre deux pratiques spécifiques du discours religieux des Grecs. En effet, en dépit des différences rituelles que l'on aura à relever, l'usage funéraire de ces deux types de textes semble les désigner, du point de vue fonctionnel, comme des viatiques. On peut donc supposer que les paroles transcrites soit sur le rouleau de papyrus, soit sur les feuilles d'or étaient destinées à faciliter, sinon à accomplir le passage du mort de ce monde dans celui des bienheureux. L'hypothèse de la fonction performative de textes ayant la valeur d'un acte de funéraille engage à les envisager sous leur aspect énonciatif. Mais d'emblée l'étude des marques de renonciation met à jour entre les deux textes comparés des divergences fondamentales qui ne manquent pas de trouver leur reflet dans le contenu. Les différences sont significatives à la fois de l'existence simultanée en Grèce En attendant Yeditio princeps promise par K. Tsantsanoglou, on ne dispose pour le P. Derv. que de la transcription provisoire parue sous le titre "Der Orphische Papyrus von Derveni" dans Zeitschr. Pap. Epigr. 47, 1984, p. *1-*12 ; sur le problème de la datation du papyrus, voir les hypothèses mentionnées par West, op. cit. n. 1, p. 77. Circonstances de la fouille et texte des tablettes de Pélinna sont donnés par K. Tsantsanoglou & G. M. Parassoglou, "Two Gold Lamellae from Thessaly", Hellenika 38, 1987, p. 3-17. Discours religieux dans l'Antiquité Invocations et commentaires "orphiques" 13 classique de plusieurs types de discours qu'on appellera provisoirement "mystiques" et des transformations qu'à travers paroles et pratiques "mystiques" subit le discours religieux officiel, à savoir celui de la théologie et du culte de la cité, qui d'ailleurs varie lui-même d'un État à l'autre. 2. LE COMMENTAIRE ÉRUDIT DU PAPYRUS DE DERVÉNI Le rouleau de papyrus de Dervéni n'a pas été retrouvé dans la tombe même du défunt que les armes inhumées avec ses cendres désignent comme un soldat ; mais il a fort probablement roulé du bûcher funéraire où il était destiné à disparaître par le feu3. Doit-on dès lors se contenter d'admettre que ce texte savant était destiné à connaître la fin d'un simple combustible ? Tel qu'il est possible de le déchiffrer en ses fragments aux deux-tiers consumés, le texte livré par le papyrus s'articule en deux parties. Abondamment glosée, la seconde partie du texte assume la forme d'un commentaire plus ou moins érudit à un poème théogonique en rythme et diction épiques. En anticipation sur la tradition alexandrine de Γύπόμνημα, les hexamètres commentés sont cités et distingués par l'insertion de παράγραφοι. À cette pratique savante s'ajoutent les affirmations répétées du commentateur sur le caractère αίνιγματώδης "énigmatique" des vers dont il fait l'exégèse. C'est dire que les figures en général anthropomorphes mises en scène par le poème sont considérées, de manière allégorique, comme les représentantes d'entités de nature physique et abstraite4. La narration théogonique devient sous cet éclairage le récit de la création du monde matériel. 3. Les conditions dans lesquelles on a retrouvé le papyrus de Dervéni sont données par S.G. Kapsomenos, "Ό ορφικός πάπυρος της Θεσσαλονίκης", Arch. Delt. 19(A), 1964, p. 7-25 ; sur le problème de sa datation, voir les références données par West, op. cit . n. 1, p. 77. 4. Les références érudites du commentaire de Dervéni ont été expliquées notamment par W. Burkert, "Orpheus und die Vorsokratiker. Bemerkungen zum Derveni-Papyrus und zur pythagoreischen Zahlenlehre", Ant. & Abendl. 14, 1968, p. 93-114, et "La genèse des choses et des mots. Le papyrus de Dervéni entre Anaxagore et Cratyle", Et. Philos. 4, 1970, p. 443-455, tandis que M. Henry, "The Dervéni Commentator as Literary Critic", Trans. Am. Philol. Assoc. 116, 1986, p. 149-164, a relevé les aspects linguistiques et étymo- logisants de l'interprétation proposée par le commentateur. Discours religieux dans l'Antiquité 14 Claude Calante Beaucoup plus mutilée, la première partie du texte semble critiquer le comportement des fidèles appelés μόσται face aux puissances du monde d'en-bas. Elle porte également sur leurs pratiques rituelles ; parmi ces rites, des libations d'eau et de lait ainsi que des offrandes de gâteaux destinées à des Euménides qui sont interprétées comme les représentantes des âmes. On peut s'imaginer que dans ce prélude le commentateur fait référence en creux, par contraste avec les pratiques officielles vis-à-vis des puissances de l'autre monde, aux circonstances rituelles et cultuelles qui entourent la récitation du poème commenté. Mais il s'agit là pour le moment d'une pure hypothèse. Quoi qu'il en soit, autant la partie consacrée aux actes de culte que celle destinée à l'exégèse de la théogonie en diction épique sont présentées, du point de vue discursif, sur le mode du "récit" ou de "l'histoire" (au sens où l'entend Benveniste) et plus généralement sur celui de l'assertion5. Les processus d'accomplissement et d'interprétation corrects des pratiques rituelles aussi bien que les procédures de lecture exacte du poème sont donc exprimées à l'aide d'une troisième personne objectivante. Dans la partie consacrée au texte, les indications interprétatives sont en général attribuées au poème lui-même, c'est-à-dire à son auteur : c'est lui qui affirme (£φη), qui signifie (σημαίνει), qui indique (αίνίζεται), qui a révélé (έδήλωσεν). Ce poète est nommé à deux reprises à la col. XIV : c'est Orphée, l'auteur de la théogonie. Or si Orphée est présenté comme l'interprète implicite de son propre poème, lui qui par Moira entend désigner le souffle, c'est pour être opposé aux "autres hommes" ; ceux-ci, tout en "disant correctement" (λέγοντες όρθως), "ne savent pas" (ούκ είδότες) ce qui se cache derrière les mots employés. Cette opposition entre ceux qui détiennent la connaissance correcte (τοίς όρθως γιγνώσκουσι, col. XIX, 2) parce qu'ils ont appris (μανθάνουσι; cf. col. I, 9-11) et ceux qui ne connaissent pas et qui sont donc condamnés à l'apparence (oi où γιγνώσκοντες δοκουσι... ; coll. V, 2-3, VIII, 3-5, XIX, 5-6, XXII, 8-9), La distinction entre "histoire" ou "récit" et "discours" a donc été proposée par E. Benveniste, "Les relations de temps dans le verbe français", Bull. Soc. Ling. 54, 1959, p. 115-128 (repris dans Problèmes de linguistique générale, Paris (Gallimard) 1966, p. 237-250). Dans un ouvrage aussi récent que hâtif, M. Perret, L'énonciation en grammaire de texte, Paris (Nathan) 1994, p. 69-77, tente d'introduire des nuances dans cette distinction tout en finissant par la reprendre (p. 93). Discours religieux dans l'Antiquité Invocations et commentaires "orphiques" 15 elle traverse tout le texte, dans sa partie consacrée aux rites aussi bien que dans la partie portant sur le poème6. Sans doute n'est-ce pas un hasard si les deux seules interventions enonciatives que présente le texte dans l'état uploads/Litterature/ calame-invocaiones-orficas-discuros-funebre.pdf
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- Publié le Nov 19, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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