85 La traduction auctoriale entre version et ré–écriture Lect. Dr. Valeria – Ma
85 La traduction auctoriale entre version et ré–écriture Lect. Dr. Valeria – Maria Pioraş Universitatea « 1 Decembrie 1918 » Alba – Iulia La traduction ne représente pas le seul moyen de faire connaître une œuvre littéraire à un public étranger. Quelques écrivains roumains, parmi lesquels Miron Kiropol, Ilie Constantin et Virgil Tănase ont préféré être leurs propres traducteurs, avec des conséquences surprenantes dans les textes d’arrivée. Tradition de l’auto–traduction La traduction représente la situation la plus courante du passage d’une œuvre littéraire d’une langue à une autre. Au gré des modes et des événements historiques, cette pratique s’est trouvée en compagnie d’un exercice moins fréquent, mais apparenté : l’auto–traduction. Citons, à titre d’exemple, le nom de Saint Jérôme, le plus ancien ayant illustré le double statut d’auteur converti en traducteur de son œuvre. L’activité auto-traduisante était assez répandue à la fin du Moyen Âge et pendant la Renaissance, chez les écrivains – surtout chez les poètes – dont l’œuvre, rédigée dans leur langue natale, vernaculaire, les obligeait à la transposition dans une langue véhiculaire. Cet exercice à part, imposé souvent par les aléas de l’histoire est rencontré à l’époque moderne notamment chez les écrivains de l’exil faisant partie des diverses diasporas. Pour des raisons différentes (mais surtout politiques et culturelles) des hommes de lettres ont choisi une nouvelle terre d’accueil et une nouvelle langue d’expression. Faire la conquête du public de leur nouveau milieu littéraire constitue un point vulnérable, surtout pour les représentants des langues dites « minoritaires ». À cet égard, Dumitru Ţepeneag (Un român la Paris, România literară, 1992) et Milan Kundera (L’Art du roman, 1986), témoignent des avatars de la traduction de leurs œuvres. En effet, la rareté des traducteurs pour ce groupe de langues renforce l’adage « traduttore – traditore » et explique la conversion de certains écrivains en traducteurs de leurs propres œuvres. Cette double hypostase d’auteur et de traducteur de sa propre création exige de la part de celui qui s’y adonne une qualité fondamentale : le bilinguisme d’écriture. Traduction allographe et traduction auctoriale En termes de théorie de la traduction, cette conversion de l’écrivain en son propre traducteur marque le passage de la traduction allographe à la traduction auctoriale (Gérard Genette, in Michaël Oustinoff, Bilinguisme d’écriture et auto-traduction, 2001, p. 26) avec un changement notoire dans le rapport « être traduit »/ « se traduire », où le patient assume les prérogatives de l’agent. D’ailleurs, par extrapolation, cette modification de statut correspond parfaitement à un des principes de la traduction tels Revenire Cuprins 86 que Joachim du Bellay avait exposés dans la Défense et illustration de la langue française : si traduire la poésie doit rester un domaine réservé aux poètes, qui serait le meilleur traducteur d’une œuvre sinon celui qui l’a engendrée ? Cette situation présente un autre avantage, qui consiste à corriger les épithètes qui souvent taxent l’acte du traduire d’activité ancillaire, ou d’allégeance. La formule de Michaël Oustinoff « sœurs jumelles […] pas pour autant siamoises » (op. cit., p.279) résume le résultat du passage de l’œuvre de la langue maternelle en langue d’accueil, lorsque c’est l’écrivain lui- même qui s’en charge. L’entre–deux–langues de l’auto–traduction Pour les écrivains qui s’auto–traduisent la version s’accompagne de la ré-écriture de l’œuvre. Lors de son passage au nouvel idiome, le rapport n’est plus langue maternelle – langue étrangère, mais langue natale – langue d’adoption, où le mot « adoption » couvrirait, pour les auteurs auto–traduits, deux réalités dorénavant inséparables : langue qui adopte l’écrivain parce qu’adoptée par l’écrivain en son âme et conscience. Il y a donc, dans la situation particulière de ces personnalités, plusieurs changements qui s’opèrent : un changement biographique (par le nouvel horizon géographique), linguistique (par le nouvel idiome d’expression) et, pour certains d’entre eux, identitaire (par l’adaptation du nom à une nouvelle orthographe et prononciation). C’est ainsi que le même et l’autre se retrouvent dans les personnalités d’Ilie Constantin, auteur et traducteur du recueil Neguţătorul de săbii/ Le Marchand de sabres (1997); de Miron Chiropol devenu Kiropol lors de la parution du tome Ier de Diotima. Les morts s’en mêlent (1991)/ Diotima (1997), et de Virgil Tănase avec son double Virgil Tanase – en hypostase d’écrivain ayant traduit son propre roman Apocalipsa unui adolescent de familie (1992)/ Apocalypse d’un adolescent de bonne famille (1980). Tératologies ou palliatifs ? Une modification terminologique intervient dans la situation de l’écrivain qui s’auto–traduit : le terme de « tératologie », lancé par Henri Meschonnic (La Poétique du traduire, 2001, p.27) pour définir les quatre monstruosités qui dénaturent, lors de la traduction, l’original en question, ne fonctionne plus. Un certain assouplissement est nécessaire pour reconsidérer les ajouts, les suppressions, les déplacements de groupes, la non–concordance (anti–concordance). Ces modifications ne sont plus imputables, car elles ne relèvent plus de la trahison, mais de la ré-élaboration de l’œuvre littéraire. En même temps, il faut savoir que, dans le cas des écrivains qui s’auto–traduisent, refondre l’œuvre en langue d’accueil vaut la consécration dans leur nouvel espace littéraire. Les exemples qui suivent sont puisés dans les œuvres auto–traduites des trois écrivains roumains d’expression française déjà cités et qui présentent quelques aspects spécifiques de cet exercice de transposition linguistique : la conversion, le calque, et l’hapax. Cette taxinomie est dictée plutôt par des raisons pratiques, instrumentales, car en pratique les frontières entre ces procédés sont assez perméables, les pistes se brouillent parfois, et le même mot peut facilement revendiquer deux moyens de construction. La conversion touche tant à la catégorie lexicale qu’à la catégorie grammaticale. Chez Miron Kiropol on remarque, dans sa version française, lepassage d’un adjectif 87 dans la classe du nom : « Mă grăbesc să-mi bâlbâi tot saţiul de cuvinte » (p.41) converti en « J’ai hâte de balbutier tout mon soûl de paroles » (p.35). Chez Virgil Tanase, la version française foisonne de tels exemples. Voici quelques termes issus de son atelier : « un fel de enigmatică şi voluptuoasă rîgîială cu miros de ghiorţ şi secărică » (p.13) est devenu en français « une sorte de rot bizarroïde et voluptueux, riche en effluves pinardières et brandevines » (p.17) ; « les hommes ne sauraient être ce qu’ils sont, tant leur corps ne reflète le bien vrai du jamais vu, le je suis du il n’est plus » (p.197), traduit « n-am avea cum fi altminteri decît răsfrîngînd în trup făptura noastră din nefire … » (p.126) ; « dommage qu’il fasse justement sombre, qu’il bruine et qu’il frisque » (p.247), rend la phrase roumaine « păcat că s-a nimerit tocmai acum să fie aşa întuneric şi burniţă şi ceaţă » (p.155). Toujours dans la vision française de cet écrivain, la conversion porte sur la catégorie grammaticale du substantif Printemps [+ Féminin], [+ Humain] – imposée par la trame roumaine, de départ, du récit : « moi, je leur ai serré la main à tous les deux, à lui [l’homme] et à sa Printemps conjointe » (p.247), traduisant « am dat mîna cu el, cu el şi cu Primăvara, erau împreună … » (p.155). Le calque permet à l’auteur–traducteur de jouer sur les claviers de ses deux langues. À partir du verbe roumain a se (îm)păienjeni Miron Kiropol propose s’araigniser, en éludant le français voiler recommandé par les dictionnaires bilingues roumains–français. La phrase « Răutatea, calicia, cruzimea adăugau o altă geană pleoapelor lor care se "păienjeneau" » (p.49) est devenue dans la version française du traducteur Miron Kiropol « La méchanceté, la lésine, la cruauté ajoutaient un cil à leurs yeux qui "s’araignisaient"» (p.42). Dans le même livre apparaît un autre verbe à résonance roumaine : « Cel mai mărunt pas de fiinţă mă isterizează » (p.143) face à son double français : « Le moindre pas d’être "m’hystérise"» (p.123). Conscient de l’inédit de ces verbes, l’auteur prend la précaution d’en avertir le lecteur en utilisant des guillemets. Le même exercice chez Virgil Tănase concerne le personnage du Père Noël en version communiste : « Moş Crăciun de acasă se numea aici [la serbare] Moş Gerilă » (p.43), est rendu en français par « le père Noël des foyers s’appelait ici père la Gelée » (p.68). L’hapax, la création de vocables sui generis, est utilisé pour construire des mots appartenant à la plupart des classes grammaticales, et dans l’auto–traduction ces écrivains font pleinement preuve de leurs dons de forgeurs de mots. Miron Kiropol est le créateur de quelques épithètes insolites qui parfois coexistent avec leur double consacré (céleste et célestielle, dans le syntagme « la femme célestielle »). Mais, dans la plupart des situations leur rôle consiste à donner du relief aux noms qu’elles accompagnent, comme dans le syntagme « ce présent clochardesque ». Le substantif « porcinité », traduisant le roumain tout aussi original « porcie », sert à dénoncer l’état frustrant du métèque dans l’immensité parisienne : « Eşti un porc. Continui să fii un porc, să te bucuri de porcie » (p.141) écrit Miron Kiropol et sa phrase aboutit à « Tu es un porc. Tu continues à être un porc, à uploads/Litterature/ 14-pioras-valeria-maria-la-traduction-auctoriale-entre-version-et-re-ecriture.pdf
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- Publié le Jui 04, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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