Édouard Limonov Le petit salaud © Эдуард Лимонов © Traduit du russe par Catheri
Édouard Limonov Le petit salaud © Эдуард Лимонов © Traduit du russe par Catherine Prokhoroff Édouard Limonov | LE PETIT SALAUD | 1985 1 «Cui-cui-cui!» L'oiseau siffle trois fois. Le jeune homme soupire mais ouvre pourtant les yeux. La pièce étroite est inondée d'un soleil jaune comme de la margarine fondue qui pénètre de la place Tévélev par la grande fenêtre. Les murs couverts de dessins faits par des amis peintres réjouissent celui qui se réveille. Rassuré, il referme les yeux. «Cui-cui-cui!» resiffle l'oiseau qui ajoute dans un chuchotement coléreux «Ed!». Ed rejette le drap, se lève, ouvre la fenêtre et regarde en bas. Sous la fenêtre, près de la clôture basse du square, son ami Guenka le Magnifique, en costume bleu gendarme, relève la tête et lui sourit. «Tu dors, fils de pute? Descends!» Derrière Guenka le Magnifique, une compagnie de Tziganes s'est installée sur l'herbe couleur émeraude; elle petit-déjeune de pastèques et de pain disposés sur des châles éclatants qui servent de nappe. «Descends, descends, il fait beau!» Une jeune Tzigane se joint à Guenka et fait un signe de la main au jeune homme. Ed pose un doigt sur ses lèvres, incline la tête, murmure «tout de suite!». Il ferme la fenêtre, s'approche de la porte qui mène à la chambre voisine, tend l'oreille. Un bruissement et quelques soupirs lui parviennent, une odeur de tabac glisse sous la porte. Sa belle-mère est certainement assise dans sa pose matinale classique: ses cheveux blancs dénoués sur ses épaules, elle fume une cigarette près du miroir. Cilia Iakovlevna n'a, semble-t-il, pas entendu la brève conversation de son gendre avec Guennadi le Magnifique, son plus grand ennemi. Ed sait maintenant qu'il lui faut agir vite. Il tire de la bibliothèque, dont la partie la plus basse a été transformée en armoire à linge, son costume cacao — sa fierté — dans lequel court une flamme dorée et s'habille rapidement. Au chevet du lit, une table de jeu couverte de papiers, de crayons, de stylos, d'une bouteille de vin presque vide, d'un cahier ouvert. Ed regarde avec regret son poème inachevé, referme le cahier et, après avoir relevé le pupitre de la table, sort du casier quelques billets de cinq roubles. Il range le cahier et rabat le pupitre. Les poèmes attendront ce soir. Les chaussures à la main, il ouvre la porte. Sur la pointe des pieds, dans le noir, il passe devant la pièce d'Annissimova et introduit prudemment la clé dans la serrure de la porte qui mène de l'appartement à la liberté… «Édouard, où allez-vous?» Cilia Iakovlevna, qui a entendu le cliquetis métallique de la clé dans la serrure ou intuitivement senti que son gendre était en train de prendre la poudre d'escampette, est sortie de sa chambre et a pris sa pose classique numéro deux dans la lumière de l'entrée. Une main repose sur sa hanche, l'autre tient une cigarette allumée, près de sa bouche, ses cheveux gris mousseux, longs jusqu'à la taille, défaits, son visage typé plein de colère tourné vers son bon à rien de gendre. Ce gendre russe vit avec la plus jeune de ses filles. «Vous allez encore retrouver Guenka, Édouard? Ne dites pas non, je le sais! N'oubliez pas que vous avez promis de terminer aujourd'hui le pantalon de Tsintsipieu… Si vous voyez Guenka, vous ferez la bringue…» Cilia Iakovlevna Rubinstein est une femme bien élevée. Elle est gênée de dire au jeune Russe avec lequel vit sa fille que, s'il voit Guenka, il boira de nouveau jusqu'à se vautrer tel un porc et que, peut-être, comme la dernière fois, des amis le ramèneront à la maison. «Qu'allez-vous chercher, Cilia Iakovlevna… Je descends juste acheter du fil… et je reviens…», ment le poète aux cheveux coupés court, légèrement bouffi, qui pose, honteux, ses chaussures sur le plancher. Il y glisse lentement ses pieds et s'esquive dans le long couloir, meublé de chaque côté de tables de cuisine, de plaques électriques et de réchauds à gaz. Ce compartiment cuisine et les toilettes sont le centre d'intérêt des trois familles, les dernières à habiter le n°19 de la place Tévélev et qui n'ont qu'un couloir pour cuisine et des toilettes communes. Ed court entre les tables, atteint le bout du couloir et dévale trois par trois les marches de l'escalier qui conduit en bas. «N'oubliez pas Tsintsipieu!» L'appel impuissant de Cilia Iakovlevna parvient à ses oreilles. Le poète sourit. En voilà un nom! Tsin-tsi-pieu! Le diable sait ce que c'est, mais pas un nom. Deux ts et en plus un pieu complètement indécent! Guenka attend le poète près de l'entrée de la pente Boursatski. Il a une valise à la main. стр. 2 из 132 Édouard Limonov | LE PETIT SALAUD | 1985 «Plus vite, sinon je vais perdre mon tour.» Ils descendent à la hâte la pente Boursatski et au premier coin tournent à gauche. Vers le mont-de-piété. Les ombres dans la rue sont lourdes, presque bleues. Le soleil est jaune comme une épaisse couche de gras qui commencerait à figer. Pas besoin de lever les yeux du trottoir pour comprendre que c'est août à Kharkov. A quelques dizaines de mètres du vieux bâtiment de briques rouges — on dirait une forteresse — une forte odeur de naphtaline les éclabousse. Cela fait cent ans que cette institution ennaphtaline tout le quartier et, dans ce bout de rue, même les vieux acacias blancs semblent sentir la naphtaline. Les deux amis grimpent les marches en courant et entrent dans le hall. Il y fait froid, c'est haut et vaste, ça ressemble à une cathédrale. Ils se faufilent entre des vieux et des vieilles, avisent une des queues qui mène à une petite fenêtre grillagée. Les vieux les regardent avec étonnement. Il n'y a sans doute pas souvent de jeunes au mont-de-piété de, Kharkov. Pourtant le poète y est déjà allé une dizaine de fois. Avec Guenka. «Qu'as-tu apporté? demande le poète à son ami. — Les impers de mon père et de ma mère, un costume de mon père, deux montres en or…» Guenka énumère en souriant. Il a un sourire particulier: méchant et sec. «Ça vous perdra, Guennadi Sergueevitch! — Ça n'est pas votre problème, Édouard Véniaminovitch!» parodie Guenka. Il décide pourtant que son ami a droit à un commentaire et ajoute: «Ils sont partis en vacances. Pour un mois. Et ils m'ont laissé deux cents roubles. Je les avais prévenus que ça ne me suffirait pas. Quand ils reviendront, ils paieront l'injustice commise envers leur fils unique…» Lorsque leur tour arrive, Guenka, sans même prendre la peine d'en sortir les objets, pousse sa valise sous la grille qui s'est gracieusement ouverte et bat du talon avec impatience sur les carreaux de céramique du sol. On le connaît bien au mont-de- piété; la transaction ne prend donc pas beaucoup de temps. Dix minutes plus tard, ils descendent tranquillement la rue qui sent la naphtaline et l'acacia. Guenka range, satisfait, les soixante roubles dans son portefeuille de cuir noir. Et avec dégoût, dans une autre partie du portefeuille, le reçu. «Alors, où allons-nous?» 2 Ils s'approchent de l'enceinte de pierre séparant le parc Tarass Chevtchenko du zoo de Kharkov. Ils pourraient tranquillement s'acheter des tickets, mais ils mettent un point d'honneur à ne pas payer l'entrée dans leur territoire. Le zoo est leur traditionnel lieu de balade; tous les autres SS, une association déjeunes du même âge regroupés autour de Guenka le Magnifique, y viennent aussi. Le peintre d'avant-garde Vagritch Bakhtchanian, Paul «le Français», Viktor «le Fritz» et le clown, l'ingénieur Fima, forment le reste de la bande. Le soleil d'août est impitoyable à Kharkov. Pourtant les jeunes gens sont en costume: le style dandy a été introduit par Guennadi et volontiers repris puis enrichi par celui qui, hier encore, était fondeur et est aujourd'hui poète. Ils sautent par-dessus la palissade, atterrissent dans la jungle du jardin zoologique et, louvoyant entre les gigantesques buissons de ronces et de coudriers et autres luxuriances de l'été, descendent dans le ravin par l'un des sentiers qu'ils connaissent. Ils passent près du vieux chêne qui pousse dans le fond, et remontent près de la gargote. Les vieux murs autrefois rouges, maintenant délavés jusqu'au jaune-roux, viennent avec bienveillance à leur rencontre. Les chaussures des jeunes gens sont couvertes du pollen des herbes poussiéreuses, qui va féconder les herbes grossières et puissantes du sexe opposé. Guennadi porte un paquet contenant des bouteilles de vodka. Officiellement, on ne vend pas de boissons alcoolisées dans la gargote. Ruisselants de sueur, impassibles, les jeunes gens l'abordent de face. Comme pour saluer leur arrivée, le rugissement d'un tigre s'élève des profondeurs du jardin zoologique. «Julebars, affirme le poète. стр. 3 из 132 Édouard Limonov | LE PETIT SALAUD | 1985 — Sultan», rétorque Guenka. Seule dans la véranda ouverte, la serveuse, la mère Doussia, place les chaises. C'est une femme forte, au visage beau et vulgaire; elle n'a pas plus de trente ans, mais c'est pourtant une «mère». «Oh, voyez qui arrive! Guenka!» s'exclame-t-elle joyeusement. Comment uploads/Litterature/ 1985-le-petit-salaud-fr.pdf
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- Publié le Mai 24, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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