1 Nomos alpha. Remarques sur l’interprétation Makis Solomos publication : « Nom
1 Nomos alpha. Remarques sur l’interprétation Makis Solomos publication : « Nomos alpha. Remarks on performance », in Alfia Nakipbekova (éd.), Exploring Xenakis. Performance, Practice, Philosophy, Vernon Press, 2019, p. 109-128. INTRODUCTION : INTERPRÉTATIONS CHTONIENNE ET COSMIQUE Nomos alpha (1965-66) compte parmi les pièces les plus « formalisées » de Xenakis. Datant de l’époque de ses recherches sur les structures « hors-temps », la pièce est minutieusement calculée, comme l’en atteste l’analyse qu’en donne le compositeur dans son article « Towards a philosophy of music», dont il existe plusieurs versions1. C’est sans doute pourquoi ses processus compositionnels ont donné lieu à plusieurs analyses de musicologues, dont certaines sont très approfondies2. Pour le critique Antoine Goléa, Nomos alpha « était ce qu'il avait entendu de plus laid dans toute son existence » (cité in Xenakis 1988, 136). C’est dire le chemin parcouru depuis sa création en mai 1966 par Siegfried Palm à Brêmes : aujourd’hui, chacune de ses performances est accueillie par de vifs applaudissements. Pourtant, la pièce reste « difficile » pour l’auditeur : celui-ci est submergé par le déferlement de 144 micro-événements, une fragmentation extrême accentuée par la présence de nombreux silences écrits et tempérée uniquement par quelques gestes plus amples. Son succès immédiat est certainement dû à son écriture instrumentale particulièrement virtuose, qui fait que chacune de ses interprétations offre une communion particulière entre le musicien sur scène et son public. Œuvre « unique et fondamentale dans le répertoire du violoncelle » (Meunier 1981, 254-255), Nomos alpha constitue, après Herma, la seconde manifestation de la virtuosité à laquelle Xenakis habituera ses interprètes. C’est pourquoi elle fut fuie « pendant de nombreuses années jusqu'à ce qu'une génération plus jeune de violoncellistes relève le défi » (Matossian, 1981, 226). Si elle n’est pas encore entrée dans le répertoire le plus courant du violoncelle contemporain, c’est parce qu’elle reste particulièrement difficile à jouer – mais les musiciens qui s’y attaquent sont de plus en plus nombreux. Le présent article s’attachera à l’interprétation de la pièce, sujet sur lequel il n’existe encore que très peu de travaux (cf. Meunier 1981, Monighetti 1981, Peck 2003, Utti 2010, Nakipbekova forthcoming). On pourrait distinguer trois générations d’interprètes ayant relevé le défi de jouer Nomos alpha. La première comprend Palm, qui l’enregistra en 1974 (cf. Palm 1975) ou Pierre Penassou qui fit connaître la pièce en France et l’enregistra dès 1968 (cf. Penassou 1968). Nous 1 Il existe quatre versions de cet article : Xenakis 1966, Xenakis 1968, Xenakis 1971a et Xenakis 1971b/1992 ; seules les trois dernières comprennent la partie concernant Nomos alpha. 2 Les analyses les plus approfondies sont : Vandenbogaerde 1968, Delio 1980, Vriend (1981), Cubillas 1993, Solomos 1993, Solomos 1997, Schaub 2014. Les autres analyses sont : Naud 1975, Matossian 1981 (222-244, 226- 237), Landy 1991, Lai 2001, Jones 2002, Agon et al 2004. 2 pourrions mettre dans la même génération, avec un certain décalage, Rohan de Saram (nous citerons ici la version Saram 1992), qui eut l’occasion de jouer la pièce plusieurs fois devant Xenakis – lequel, comme on le sait, ne donnait que peu de consignes aux interprètes. Avec une seconde génération, on pourrait évoquer le violoncelliste de l’Ensemble Intercontemporain Pierre Strauch (1992), le Français Christophe Roy ou le Belge Arne Deforce. Quant à la troisième génération, les noms ne manquent pas : Martina Schucan, Moritz Müllenbach (élève de Christophe Roy), Alfia Nakipbekova… Dans le présent travail, j’aimerais comparer les versions enregistrées données par Christophe Roy et Arne Deforce, en ayant parfois recours à quelques autres interprétations, dans le souci de dégager certains points. Des entretiens réalisés avec nos deux musiciens principaux seront parfois cités. Né en 1960, Christophe Roy, spécialiste de musique contemporaine et co- fondateur de l’ensemble Aleph et de l’ensemble Nomos, a longuement travaillé la pièce avant de la donner en concert – à noter que, au préalable, il a interprété Charisma, pour violoncelle et clarinette, une pièce tout aussi difficile, mais moins virtuose3. Lors de sa première rencontre avec Xenakis, intimidé par le maître, il lui a peu posé de questions4, mais a tiré profit de ses remarques, notamment sur la « poésie des harmoniques », qui demande de faire entendre le grain, la matière sonore, plutôt qu’un son de type sinusoïdal. Il l’a enregistrée en 1998 (Roy 2000). Né en 1962, Arne Deforce, lui, n’a pas rencontré Xenakis. Dans son entretien, il insiste sur le fait qu’il a produit une version intuitive de la pièce, par exemple sans utiliser de métronome5. Il ajoute qu’il la « chante » du début à la fin (comme pour d’autres pièces qu’il joue) et il la compare à la recherche de multiples articulations vocales et théâtrales de la Sequenza III de Berio6. Il l’a enregistrée en 2011, donnant une intégrale des pièces pour violoncelle de Xenakis (Deforce, 2011). Deforce aime se référer à Gilles Deleuze. On lit dans la notice de son CD cette citation du philosophe français : « Pour que la musique se libère, il faudra passer de l’autre côté, là où les territoires tremblent, où les architectures s’effondrent, où les éthos se mêlent, où se dégage un 3 « De Xenakis, j’ai commencé par travailler Charisma, avec Dominique Clément, pièce qui m’a permis de rentrer dans l’univers de Xenakis de plein fouet. Cette œuvre, qui dure 4 minutes et où il y a seulement une vingtaine de sons à jouer, nous l’avons travaillée pendant une année entière pour arriver à faire ce que l’on voulait ! C’était en 1975, peu de temps après la composition de la pièce, à une époque où nous étions très jeunes, encore étudiants… Pendant tout ce temps, pendant plusieurs années, j’ai gardé sur un pupitre Nomos alpha – je faisais beaucoup d’autres choses » (Christophe Roy). 4 « À l’époque j’avais vingt cinq ans, j’étais très intimidé, je n’ai pas eu de véritable discussion avec Xenakis comme l’ont peut-être eue Siegfried Palm ou d’autres auparavant » (Christophe Roy). 5 « Lorsque j’ai fait cette version, je l’ai faite purement artistiquement, même intuitivement, évidemment en respectant la partition ; par exemple, je n’ai jamais travaillé avec les métronomes lorsque j’ai enregistré – au début, bien sûr, oui » (Arne Deforce). 6 « J’ai une approche assez “vocale” du violoncelle contemporain, comme dans Nomos alpha, je peux chanter la pièce du début jusqu’à la fin. Je fais cela dans plusieurs de mes interprétations. C’est une façon à moi de corporaliser la musique, même les séquences les plus abstraites ou bruiteuses, enfin de jouer cette musique de manière plus organique qu’analytique. Ainsi … [il chantonne le début de la pièce], c’est presque comme la Sequenza III de Berio. J’essaie de tout intérioriser corporellement et vocalement. C’Jevois Nomos Alpha comme un chant abstrait à l’intérieur des voix multiples du violoncelle » (Arne Deforce). 3 puissant chant de la Terre, la grande ritournelle qui transmute tous les airs qu’elle emporte et fait revenir » (cité in Deforce 2011, 13). Comme on verra plus loin, Deleuze souligne le caractère cosmique de la modernité, caractère que l’on pourrait prêter à l’interprétation de Deforce. Quant à Christophe Roy, j’aimerais dire que sa performance nous vient du fond de la terre, qu’elle est en quelque sorte chtonienne. TEMPI, DIFFICULTÉS, ENTRER DANS LE SON, SECTION FINALE Tempi, difficultés, entrer dans le son Pour commencer, une comparaison facile : la durée globale de chaque interprétation. Ici, nous avons un point commun entre Roy et Deforce : ils nous offrent des versions longues, respectivement 18’50’’ et 19’05’’. La version de Palm ne dure que 14’39’’ et celle de Saram que 15’20’’. A priori, nos interprètes de première génération ont raison de donner des versions brèves7. En effet, sur la partition, Xenakis spécifie comme durée : « environ 15’ ». Or, le tempo (et donc la durée globale de la pièce) fait partie des paramètres formalisés de Nomos alpha : il possède trois valeurs, dont les alternances suivent les rotations d’un groupe constitué par un triangle. En conséquence, il devrait être suivi. Mais la tâche est impossible, pour les deux raisons qui vont être exposées. Xenakis lui- même en avait sans doute une pleine conscience. En effet, lorsqu’on fait le calcul de ce que devrait durer la pièce, on aboutit à … 10’26’’8 ! On pourrait supposer qu’il spécifie 15’ pour tenir compte du temps pris par la scordatura faite pendant la pièce (dans quatre passages, la corde grave doit être accordée très grave, dont le passage final, et par conséquent réaccordée trois fois). Cependant, la scordatura demande bien moins de temps que les 4’34’’ supplémentaires. Aussi, à moins de supposer une erreur de calcul, on pourra émettre l’hypothèse que, avec la durée supplémentaire, Xenakis compense le caractère utopique de ses exigences. Caractère utopique : la première raison pour laquelle la seconde génération d’interprètes prend plus de temps pour jouer Nomos alpha est évidente, il s’agit de s’efforcer de tout jouer ou de jouer le plus possible de ce qui est noté, la pièce étant d’une extrême virtuosité. Comme l’explique Deforce, dans les versions uploads/Litterature/ nomos-alpha-remarques-sur-l-x27-interpre-tation-pdf.pdf
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- Publié le Jui 24, 2021
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