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Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : erudit@umontreal.ca Article Claude Lévesque Contre-jour : cahiers littéraires, n° 10, 2006, p. 203-210. Pour citer cet article, utiliser l'information suivante : http://id.erudit.org/iderudit/2409ac Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI http://www.erudit.org/apropos/utilisation.html Document téléchargé le 17 août 2013 04:25 « Une nouvelle culture de l’instant » Une nouvelle culture de 1 instant Claude Lévesque On dit couramment que la littérature est une institution qui permet de tout dire et de toutes les manières possibles et impossibles. Sa mission consisterait donc, partout et toujours, à franchir les frontières, abolir les interdits, mettre en question les valeurs dominantes, les vérités immémoriales. Sa loi tend en principe à défier la loi, à aller jusqu'à la limite et même à aller au-delà. Elle s'emploie, tout aussi bien, à prendre des chemins obliques, à parler peu, à donner voix au silence, à raturer ou à effacer les mots qu'elle utilise, à garder secret le secret. Sa structure, si structure il y a, est si indéterminée, si instable et ambivalente — n'est- elle pas ce «jeu insensé » dont parle Mallarmé ? — qu'on ne sait jamais vraiment si les énoncés qu'elle émet relèvent de la philosophie, du roman, de la poésie, de l'histoire, de l'autobiographie ou de tout autre genre identifiable. Sa passion pour la vérité l'entraîne étrangement, de manière imprévisible, dans un mouvement dérapant vers autre chose, un ailleurs, un au-delà d'elle-même, si bien que, n'ayant ni limites ni balises fixes, elle échappe à toute définition, à toute assignation à une essence, à une identité ou à un genre déterminé. « Elle est, elle dit, elle fait toujours autre chose, écrit Derrida dans Passions, autre chose qu'elle-même, elle-même qui d'ailleurs n'est que cela, autre chose qu'elle-même. Par exemple ou par excellence : de la philosophie. » Dans Le siècle de Jeanne d'Yvon Rivard, l'art du roman, comme le suggère la quatrième de couverture, est « porté ici à une sorte de point limite où le récit ne se distingue plus ni de l'essai ni de la poésie ». La réflexion, et plus précisément, la philosophie, est, en effet, omniprésente dans cette œuvre, recueillant en cela l'héritage des grands romans — entre autres, ceux de Musil, de Broch, de Proust, ou de Woolf — où la réflexion surgit à tout moment à partir du moindre événement et se mêle de manière inextricable au récit. Selon Rivard, l'une des tâches du roman serait « de déjouer la mort, de la devancer en quelque sorte en attirant l'éternité dans l'instant, en faisant de chaque instant quelque chose de permanent ». Il ajoute : « Le romancier habite les seuils, sa tâche est de faire circuler librement le dedans et le dehors, l'éternité et l'instant, le désespoir et l'allégresse. » Que chaque instant se confonde avec l'éternité, qu'il n'y ait pas de commencement ni de fin, que les termes d'une opposition passent l'un dans l'autre sans cesser d'être autres et différents, qu'à l'origine, il y ait la non-présence, la trace et la répétition, voilà des motifs peu communs, c'est le moins qu'on puisse dire, et une tâche hautement subversive à mettre en œuvre, une tâche impossible, en vérité, qui vient à l'encontre de toute la tradition philosophique. On sait que la métaphysique a toujours accordé un privilège à la présence, au Présent Vivant, comme origine absolue du temps et du monde, une origine soi-disant simple, ponctuelle, objet d'une intuition pure, le passé et l'avenir ne prenant sens, comme ancien présent ou futur présent, que par rapport à ce point d'ancrage. Faire sauter ce point d'ancrage, opter pour une écriture du désastre, c'est accepter de côtoyer des abîmes, de s'expliquer avec des absents, avec des spectres, qui surviennent du passé ou de l'avenir, c'est élire domicile dans l'entre-deux, entre la vie et la mort, la présence et l'absence, le passé et l'avenir. Dans cet étrange lieu de l'entre-deux, l'éternel retour du même impose sa loi, son ressassement et sa réversibilité qui brouillent le système des oppositions métaphysiques. Or, dans cet espace virtuel de la spectralite, les fantômes ne meurent pas, ils ne cessent de nous hanter, au contraire, et, comme tout spectre, de venir et, surtout, de revenir. Ici, la répétition est souveraine et le vertige permanent. Ici, l'évidence sans horizon du 204 Présent s'efface au profit d'une expérience vertigineuse de l'instant, une expérience tragique et joyeuse à la fois, où la pensée se dément, chute et « cède à la lumière du lointain ». C'est à travers la littérature (celle qui est toujours autre chose qu'elle-même) que Rivard tente de mener à bien cette tâche infinie. Dans Le bout cassé de tous les chemins, ne dit-il pas que l'écrivain, pour écrire, doit « s'abandonner aux mots qui le détournent du monde jusqu'à ce que les mots à leur tour s'abîment en eux-mêmes et l'entraînent au-delà ou en deçà de la parole, là où rien ne commence, où tout se répète » ? Le siècle de Jeanne reprend cette affirmation que « tout revient » dès les premières pages du récit. Alexandre, le narrateur, se décrivant comme « le nouveau penseur du dimanche », appuyé à la balustrade du pont au Double, à Paris, voit — • nouvel Heraclite — que tout s'écoule devant lui, le fleuve, la foule, le temps, mais que, paradoxalement, « rien ne se passait ou que tout revenait. », ce qui signifiait, en un sens, « qu'on ne pouvait mourir ». Le début du roman nous situe d'emblée dans l'horizon de la pensée nietzschéenne et de son motif majeur, l'éternel retour du même. Le nom de Nietzsche est d'ailleurs mentionné quelques lignes plus bas, et à plusieurs reprises au cours du récit. Après un tel énoncé si facilement identifiable (que tout revient, est déjà revenu et reviendra — pensée fantomatique s'il en est), comment comprendre l'affirmation qui clôt ce paragraphe : « Oui, il faudrait que je lise Nietzsche avant de mourir. » Quoi qu'il en soit, le texte est ponctué d'allusions ou de réflexions portant sur des motifs authentiquement nietzschéens, tels la mort de Dieu, l'éternel retour du même (qui revient à plusieurs reprises), l'éternité de l'instant, la répétition originaire, la réversibilité du temps, la réconciliation de tous les contraires, l'absence de commencement et de fin, la présence de la totalité de l'histoire dans l'instant : tout indique que le narrateur, quoi qu'il dise, possède une bonne connaissance, du moins une connaissance cohérente, de l'œuvre nietzschéenne. Peut-être souhaitait-t-il le lire, le lire vraiment, ne l'ayant pas encore véritablement assimilé, compris — et c'est l'affaire de toute une vie, en effet. Il ne faut pas oublier, toutefois, la présence dans ce récit de Maurice, le gendre du narrateur, le père de Jeanne, un professeur de philosophie d'inspiration nietzschéenne qui discute 205 fréquemment avec Alexandre, non sans que ce dernier offre une certaine résistance, se plaignant parfois d'être soumis au « tamis nietzschéen » de son interlocuteur par trop envahissant. La pensée nietzschéenne le plus souvent évoquée dans ce roman porte sur le rapport nouveau, sans opposition et sans hiérarchisation, existant entre le temps et l'éternité, l'un et l'autre formant une seule réalité inséparable, le passé et l'avenir échangeant leur contenu en se croisant dans le présent. « Chaque instant est une frontière mobile, écrit le narrateur, où se rencontrent tous les siècles passés et à venir. » Ce qui semble rendre possible une telle pensée, c'est peut-être cette maturité récemment acquise du narrateur qui désormais lui permettrait de voir le monde avec l'innocence de l'enfant, à travers les yeux de Jeanne. On se souvient que Zarathoustra avait; dû se soumettre à une lente maturation pour pouvoir adhérer, de manière pleine et entière, à la dure pensée de l'éternel retour, passant du ressentiment contre le temps et du dégoût le plus profond à la joie la plus pure et à l'innocence de l'enfant : « Innocence est l'enfant, dit Zarathoustra, et un oubli et un recommencement, un jeu, une roue qui tourne d'elle-même, un moment premier, un sain dire Oui. » Il en est ainsi pour le narrateur : « Près de Jeanne en qui le monde recommence, et qui me redonne mon enfance pour que je puisse arrondir chaque instant qui me sépare de ma mort, en faire des gouttes de temps pur dans lequel le passé, le présent et l'avenir pourraient se confondre et la mort se dissoudre. » Le refus du temps, de la mémoire, de l'histoire, le mauvais œil jeté sur la vie qui passe, n'est pas la seule cause du gâchis uploads/Litterature/ une-nouvelle-culture-de-l-x27-instant-claude-levesque-pdf 1 .pdf

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