GABRIEL GARCÍA MÁRQUEZ DOUZE CONTES VAGABONDS traduits de l’espagnol (Colombie)

GABRIEL GARCÍA MÁRQUEZ DOUZE CONTES VAGABONDS traduits de l’espagnol (Colombie) par Annie Morvan Gabriel Garcia Marquez est né en 1928 à Aracataca, village de Colombie. Journaliste, auteur de cinéma et écrivain. Immense succès en Amérique latine, traduit dans une quinzaine de pays, Cent Ans de solitude lui apporte la notoriété internationale. Ses autres œuvres, notamment L’Automne du patriarche, Chronique d’une mort annoncée (film de Francesco Rosi), La Mala Hora, L’Amour aux temps du choléra, Le Général dans son labyrinthe, ont confirmé puissamment la maîtrise d’un talent consacré en 1982 par le prix Nobel de littérature. À l’image des histoires qui les animent, ces vagabonds sont d’étranges pèlerins, tous latino-américains, projetés aux quatre coins d’une Europe insolite, en des aventures où la magie et l’humour sont articulés par ce que Gabriel Garcia Marquez considère comme essentiel à la construction de cet ouvrage : la perspective du temps. « Je crois avoir ainsi réussi le livre de contes qui se rapproche le plus de celui que j’ai toujours voulu écrire », nous dit l’auteur. Par son envoûtante beauté, la force et la puissance romanesque de ses héros, Douze Contes vagabonds est un livre merveilleusement accompli auquel une dimension tragique donne le souffle des grands textes. Prologue Pourquoi DOUZE pourquoi des CONTES et pourquoi VAGABONDS Les douze contes qui composent l’ouvrage que voici ont été écrits au long de ces dix-huit dernières années. Avant leur forme actuelle, cinq d’entre eux ont été des récits publiés dans la presse et des scénarios de films, et un sixième est à l’origine d’un feuilleton pour la télévision. Il y a quinze ans, lors d’un entretien enregistré au magnétophone, j’ai raconté l’un d’eux à un ami qui l’a transcrit et publié, puis je l’ai récrit à partir de cette version. Ce fut une curieuse expérience de création qui mérite d’être expliquée, ne serait-ce que pour que les enfants qui veulent devenir écrivains sachent dès à présent combien le vice de l’écriture est insatiable et abrasif. La toute première idée m’est venue au début des années soixante- dix, à la suite d’un rêve lumineux. Je vivais depuis cinq ans à Barcelone et, dans mon rêve, j’assistais à mes propres funérailles, à pied, en compagnie d’un groupe d’amis vêtus de grand deuil, dans une ambiance de fête. Nous semblions tous heureux d’être ensemble, et moi plus que quiconque à cause de cette merveilleuse occasion que me donnait la mort d’être avec mes amis latino- américains, mes plus vieux et mes plus chers amis, ceux-là mêmes que je n’avais pas vus depuis si longtemps. À la fin de la cérémonie, lorsqu’ils commencèrent à partir, je voulus les suivre mais l’un d’eux me signifia avec une sévérité sans appel que pour moi la fête était finie. « Tu es le seul qui ne peut partir », me dit-il. Alors je compris que mourir c’est ne plus jamais revoir ses amis. Je ne sais pourquoi j’ai interprété ce rêve exemplaire comme une prise de conscience de mon identité, et pensé que c’était là un point de départ intéressant pour écrire sur les étranges événements dont les Latino-Américains sont en Europe les protagonistes. La découverte était engageante car j’avais depuis peu achevé L’Automne du patriarche, le travail le plus difficile et le plus périlleux qu’il m’ait été donné d’entreprendre, et je ne savais pas par quel bout continuer. Pendant deux ans environ j’ai pris des notes sur des sujets qui me venaient à l’esprit, sans définir ce que j’en ferais. Comme, le soir où j’ai décidé de me mettre à l’ouvrage, je n’avais pas de carnet de notes sous la main, mes enfants m’ont prêté un de leurs cahiers d’écolier. De crainte qu’il ne s’égare, ils l’emportaient toujours dans leur sacoche de livres lors de nos fréquents voyages. Au bout d’un certain temps je me suis retrouvé avec soixante-quatre thèmes narratifs consignés avec une telle abondance de détails qu’il ne me restait plus qu’à les écrire. C’est en 1974, au Mexique, à mon retour de Barcelone, qu’il m’est apparu que ce livre, au contraire de ce que j’avais d’abord envisagé, ne devait pas devenir un roman mais un recueil de contes brefs s’appuyant sur le genre journalistique et libérés de leur enveloppe mortelle grâce aux astuces de la poésie. J’avais, jusque-là, écrit trois livres de contes. Pourtant, aucun des trois n’avait été conçu et réalisé comme un tout, et chaque conte était un récit autonome et circonstanciel. De sorte que l’écriture des soixante-quatre thèmes pouvait devenir une aventure fascinante à condition que je puisse tous les écrire d’une même plume et leur donner une unité interne de ton et de style qui les eût rendus inséparables dans la mémoire du lecteur. Les deux premiers contes, La trace de ton sang dans la neige et L’été heureux de Mme Forbes, ont été écrits en 1976 et publiés aussitôt à travers le monde dans des suppléments littéraires. Je travaillais sans relâche, et à la moitié du troisième, celui de mes funérailles, ma fatigue était plus grande que si j’avais entrepris un roman. La même chose s’est produite avec le quatrième. Au point que je n’ai pas eu la force de les achever. Aujourd’hui je sais pourquoi : l’effort pour écrire un conte est aussi intense que celui qu’exige le début d’un roman. Car dans le premier paragraphe d’un roman il faut tout définir : structure, ton, style, rythme, longueur, et parfois même le caractère d’un personnage. La suite appartient au plaisir d’écrire, le plus intime et le plus solitaire qui soit, et si l’on ne passe pas le restant de ses jours à corriger le livre c’est parce qu’il faut s’imposer, pour le terminer, la même implacable rigueur que pour le commencer. Le conte, en revanche, n’a ni commencement ni fin : il fonctionne ou ne fonctionne pas. Et s’il ne fonctionne pas, l’expérience personnelle et celle d’autrui nous enseignent que, dans la plupart des cas, mieux vaut tout recommencer à zéro, ou le jeter à la poubelle. Quelqu’un, dont je ne me rappelle plus le nom, l’a fort bien exprimé par une phrase de consolation : « On apprécie un bon écrivain à ce qu’il déchire plus qu’à ce qu’il publie. » Il est vrai que je n’ai déchiré ni mes brouillons ni mes notes, mais j’ai fait pire : je les ai relégués dans l’oubli. Je me souviens que le cahier est resté sur mon bureau, au Mexique, enfoui sous une montagne de feuilles de papier, jusqu’en 1978. Un jour, en cherchant autre chose, je me suis rendu compte que je l’avais perdu de vue depuis un certain temps. Je n’y ai pas accordé d’importance. Mais, une fois convaincu qu’il n’était pas sur ma table, j’ai été saisi d’une véritable panique. La maison a été mise sens dessus dessous. Nous avons fouillé les meubles, vidé la bibliothèque pour être sûrs qu’il ne s’était pas glissé derrière des livres, et soumis les employés de maison et nos amis à d’impardonnables inquisitions. Aucune trace du cahier. La seule explication possible – ou plausible – était qu’au cours d’un de ces nettoyages par le vide dont je suis coutumier, le cahier eût atterri au fond d’une poubelle. Je m’étonnai de ma réaction : les thèmes narratifs, que j’avais oubliés pendant presque quatre ans, devinrent pour moi une affaire d’honneur. Voulant à tout prix les récupérer, je me suis lancé dans un travail aussi difficile que leur écriture, et je suis parvenu à reconstituer les notes de trente d’entre eux. Comme ce travail de reconstitution me servait en quelque sorte de purge, j’éliminais peu à peu et sans états d’âme ceux qui me semblaient irrécupérables, et il en resta dix-huit. Cette fois, la volonté me poussait à les écrire d’une seule traite, mais je me suis vite aperçu que l’enthousiasme m’avait quitté. Cependant, et à rencontre de ce que j’avais toujours conseillé aux jeunes écrivains, je n’ai pas jeté ces brouillons à la poubelle mais les ai archivés. Au cas où. Lorsque j’ai commencé Chronique d’une mort annoncée, en 1979, j’ai constaté qu’entre un livre et un autre je perdais l’habitude d’écrire et qu’il m’était de plus en plus difficile de me remettre au travail. Alors, entre octobre 1980 et mars 1984, je me suis imposé la discipline d’écrire chaque semaine un récit pour des journaux de différents pays, afin de garder la main. J’ai cru, sur ces entrefaites, que mes démêlés avec les notes du cahier étaient un problème de genre littéraire, et qu’au lieu d’en faire des contes je ferais mieux de les destiner à la presse. Mais après avoir publié cinq récits inspirés du cahier, j’ai de nouveau changé d’avis : ils convenaient mieux au cinéma. C’est ainsi que sont nés cinq films et un feuilleton de télévision. Mais je n’avais pas prévu qu’écrire pour la presse et pour le cinéma m’obligerait à opérer certains changements dans les contes, au point qu’en leur donnant leur forme définitive j’ai dû prendre soin de bien séparer les idées qui m’appartenaient de celles que m’avaient apportées les uploads/Litterature/ 1992-douze-contes-vagabonds.pdf

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