LA LITTERATURE ET SES AVATARS Discrédits, déformations et réhabilitations dans

LA LITTERATURE ET SES AVATARS Discrédits, déformations et réhabilitations dans l'histoire de la littérature Actes des cinquièmes yournées rémoises 23-27 novembre 1989 organisées par le Centre de Recherche sur la littérature du Moyen Age et de la Renaissance de l'Université de Reims sous la direction de YVONNE BELLENGER ÉDITIONS AUX AMATEURS DE LIVRES 1991 DIFFUSION : KLINCKSIECK 11, rue de Lille, 75007 PARIS Jean-Pierre NERAUDAU (Université de Reims) La présence d'Ovide aux xvie et xviie siècles ou la survie du prince de poésie Prétendre traiter, en quelques pages, de la présence d'Ovide aux xvie et xviie siècles relèverait d'une impudente gageure, si elles n'étaient précédées de quelques réserves de modestie. Il ne peut être question ici que de mettre en évidence un fait culturel du reste connu et d'en donner quelques éléments d'explication. L'omniprésence d'Ovide dans les arts, et en particulier dans la littérature, n'est pas à démontrer. Le sujet, en effet, a été souvent abordé, mais il l'a été de deux façons qui sombrent dans la même insuffisance. Soit il est éclaté en une multitude d'articles pointillistes dont il faudrait faire la synthèse1, soit il est traité dans son ensemble, mais, alors, suivant un mouvement diachronique qui, par le vertige qu'il provoque, donne l'illusion provisoire que des litanies de dates et de noms remplacent l'analyse2. Il faudrait, au lieu d'une accumulation de données, définir une synthèse évolutive, enrichie de comparaisons multiples et précises. Mais sur ce sujet idéal pèsent un certain nombre de réalités qui le condamnent peut-être à n'être jamais qu'un idéal, tant elles semblent dépasser aujourd'hui nos possibilités. Il faudrait avoir la culture des gens des xvie et xvne siècles pour se retrou- 1. Par exemple, A. Baïche, «Le réalisme de Ronsard. Deux imitations, dans les « Hymnes » d'Ovide et d'Apollonios et Virgile », dans Ovide en France dans la Renaissance, Cahiers de l'Europe classique et néo-latine. Publication de l'Université de Toulouse-Le- Mirail, 1981, p. 40-58; id. «Ovide chez Agrippa d'Aubigné», ibid. p. 79-122; H. Lamarque, « L'imitation d'Ovide dans Γ« Adieu à la Pologne » de Ph. Desportes », ibid. p. 59-77. 2. Par exemple G. Pansa, Ovidio nel medievo e nella tradizione popolare, Sulmore, 1924; Ν. Lascu, «La fortuna di Ovidio dal Rinascimento ai tempi nostri», dans Studi Ovidiani, Rome, 1959, p. 79-112 ; Ovid renewed, Ovidian Influences on Literature and Art from the Middle Ages to the twentieth Century, ed. by Ch. Martindale, Cambridge Univer- sity Presse, 1988. On trouvera des orientations précieuses et une bibliographie suggestive dans L.P. Wilkinson, Ovid recalled, Cambridge, 1955, p. 366 et suiv., et dans S. Viarre, Ovide, essai de lecture poétique, Paris, Les Belles-Lettres, 1976, p. 117-137 et p. 162-164. 14 JEAN-PIERRE NÉRAUDAU ver dans l'imbrication des sources qui alimentaient alors la création artistique3. Ovide, même quand il est à l'évidence la source principale d'un texte ou d'une œuvre d'art, n'en est pas toujours, en est rarement, la source unique4. Inversement, quand il semble absolument absent d'un projet artistique, il peut cependant être présent dans sa réalisation5. C'est dire que la présence d'Ovide — ou de tout autre poète antique — dans les siècles modernes ne peut se repérer seulement dans les index. Ce n'est pas même dans les textes dont il est la source évidente que son influence est la plus prégnante. C'est au contraire dans ceux où, sur un thème qu'il n'a pas traité, les auteurs, nourris de lui, introduisent une certaine manière de voir le monde, une rhétorique des sentiments, ou encore une poétique qui vient de lui. Il n'est pas très difficile de suivre la postérité d'un motif et d'en noter les avatars. Ce n'est pas non plus inutile, dans la mesure où le travail opéré par les imitateurs sur un texte donné met en lumière les modalités de sa transformation et permet de se forger quelques outils pour aborder l'autre tâche, infiniment plus délicate, qui est la recherche de la présence de l'auteur antique dans le processus complexe de l'imitation. Si l'on ajoute qu'il est difficile de déterminer pour tel ou tel auteur s'il inspire des poètes antiques directement, ou s'il passe par le truchement d'une traduction, souvent, pour ces époques, une belle infidèle, ou encore d'un auteur italien, voire espagnol. Il est une autre difficulté qui n'est pas spécifique à Ovide mais où il est plus que tout autre impliqué. La fortune et les vicissitudes d'une bonne part de son œuvre ne peuvent être dissociées de celles de la mythologie, et ne peuvent donc être étudfées sans que soit évoqué le débat qui oppose à la fable mythologique le christianisme ou le rationalisme. L'étude littéraire est largement débordée par les implications idéologiques dont elle est un phénomène parmi d'autres. Il y a là un risque permanent de tomber dans les défauts proches de ceux que j'ai signalés plus haut. Que l'on s'en tienne à une étude pointue de l'influence d'Ovide sur tel auteur, et l'on fera œuvre de myope. Qu'on intègre une étude de détail au vaste panorama idéologique, et il faudra une loupe pour repérer le sujet, comme il en faudrait, une pour interpréter, sur certains 3. Voir sur ce point S. Fraisse qui énonce en ces termes une sorte de malédiction : « Au XVIe siècle, une étude de sources n'est jamais close », L'Influence de Lucrèce en Fran ce au xvr" siècle, Paris, Nizet, 1962. C'est encore vrai au xvne siècle. 4. -Par exemple, quand La Fontaine raconte l'histoire d'Adonis, il s'inspire d'Ovide, mais son texte comporte plusieurs réminiscences de Virgile. 5. Voir P.M. Martin, Sources ovidiennes dans Fénelon, « Télémaque», dans Colloque Présence d'Ovide, Paris, Les Belles-Lettres, 1982, p. 353-373. LA PRÉSENCE D'OVIDE AUX XVP ET XVIIe SIÈCLES 15 tableaux classiques, la scène mythologique ou religieuse perdue devant un vaste paysage6. Alors que faire ? Baisser les bras et clore le propos ? Ce n'est natu- rellement pas le parti que j'ai choisi. Le sujet est difficile, sans doute impossible à épuiser, mais il force la curiosité, car s'il est compréhensible qu'Ovide soit présent, il est étonnant qu'il le soit plus que les poètes tenus pour plus prestigieux que lui, Homère et Virgile. Ce n'est pas lui, en effet, mais Virgile qui guide Dante jusqu'aux abords du Paradis. Parmi les poètes du Parnasse que Raphaël peint dans les années 1508-1511 pour la Chambre de la Signature, ce n'est pas lui qui est le plus proche d'Apollon, mais d'abord Homère dont les yeux sans regard sont levés vers le même ciel que celui du dieu, puis Virgile et Dante, qui échangent un regard de connivence. Ovide est éloigné ; un doigt sur la bouche, le visage tourmenté, il est environné de poètes italiens, Pétrarque, Boccace, l'Arioste, Tebaldeo, et encore Sannazaro dont Y Arcadia doit autant à Théocrite et à Virgile qu'à lui-même. Et cependant, au xvne siècle, Homère, victime de l'interdit de l'enseignement du grec prononcé par la Sorbonne en 1527, est plus connu par l'intermédiaire d'Ovide que directement. En 1638, pour célébrer la naissance de Louis XIV, c'est à la quatrième églogue de Virgile que Campanella emprunte ses accents prophétiques7, faute de trouver chez Ovide le même acte de foi envers un enfant providentiel, et pourtant les thèmes mythologiques qui illustreront le pouvoir de Louis XIV viennent presque exclusivement des Métamorphoses. Les chiffres témoignent de cette primauté : il y eut entre 1490 et 1610 quelque trois cents éditions et rééditions partielles ou totales des œuvres d'Ovide, pour une centaine d'éditions de Virgile. Et le rapport est le même pour les traductions8. La comparaison avec les éditions 6. Je pense à certains tableaux du Lorrain inspirés d'Ovide comme Céphale et Procris réunis par Diane (Grande-Bretagne, col. privée) ; Paysage avec la nymphe Egèrie pleurant Numa (Naples, Museo di Capodimonte) ; Marine avec l'enlèvement d'Europe (Windsor, col. de la Reine). Ces tableaux sont reproduits et commentés dans le catalogue Claude Gellée dit Le Lorrain, Ministère de la culture, éd. de la R.M.N., 1983, n° 46 ; 48 bis et 49. 7. L'églogue en latin pour la naissance du Dauphin est publiée dans Tutte le opere di Tomaso Campanella, a cura di Luigi Firpo, Arnaldo editore, 1954 ; elle est traduite dans {'Imitation et amplification de l'églogue faite en latin par le Père Campanella sur la naissance de Monseigneur le Dauphin, 1638, s.l ni auteur. 8. Sur le nombre des éditions, voir les listes de la «Biographie Michaud» et le commentaire qu'en donne R. Beyer, Les Elégiaques latins dans la « Biographie Michaud » (1811-1828), dans l'Élégie romaine. Enracinement - Thèmes - Diffusion, Actes du colloque international... tenu à Mulhouse, Bulletin de la Faculté des lettres de Mulhouse, éd. Ophrys, Paris, 1980, p. 277-281 ; H. Lamarque, «L'Édition des œuvres d'Ovide dans la Renaissance française», dans Ovide en France dans la Renaissance, op. cit., p. 13-40. Dans la même période, pour Horace, dont la fortune n'est pas négligeable, on dénombre environ quatre-vingt-dix éditions, sur ce point, voir J. Marmier, Horace en France au XVIIe siècle, Paris, 1962. 16 JEAN-PIERRE NÉRAUDAU d'Homère accuse un déséquilibre encore plus grand9. Au xvne uploads/Litterature/ jean-pierre-neraudau-la-presence-d-x27-ovide-aux-xvie-et-xviie-siecles 1 .pdf

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