L’INSTITUTION DE LA “ VIE MUTILéE ” Eugène Enriquez Presses Universitaires de F

L’INSTITUTION DE LA “ VIE MUTILéE ” Eugène Enriquez Presses Universitaires de France | « Revue française de psychanalyse » 2006/4 Vol. 70 | pages 899 à 917 ISSN 0035-2942 ISBN 213055587X Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-francaise-de-psychanalyse-2006-4-page-899.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Amongst the rock one cannot stop or think Sweat is dry and feet are in the sand. » T. S. Eliot, The Waste Land 2. Les institutions de la vie sociale répondent au désir des hommes de vivre dans un monde pacifié, dans un environnement qui ne serait plus régi par le simple rapport de forces et le meurtre du Père ou des enfants. C’est du moins leur vocation escomptée et espérée. Comme l’écrit Freud, après le « crime commis en commun » vient le temps des « organisations sociales, restrictions morales et religion » (S. Freud, Totem et tabou, 1914). Après la horde, la famille se constitue, les Églises s’établissent, l’armée se construit, l’école prend son essor et un jour l’État se fortifie et devient, du moins en Occident, l’insti- tution suprême. Cette mutation est bien connue et il est inutile de s’y attarder longuement. Bien qu’ils soient rarement intéressés par la perspective freudienne, les socio- logues, en particulier les premiers d’entre eux, ont voulu faire de la sociologie la « science des institutions » dans la mesure où, pour eux, vivre en société signi- fiait vivre dans un ensemble relativement harmonisé où les individus rassemblés devaient respecter (et le faisaient effectivement) les règles morales, les normes et les obligations sociales indispensables à l’existence de rapports stabilisés. Telle Rev. franç. Psychanal., 4/2006 1. Expression de T. W. Adorno, dans « Minima Moralia ». Réflexions sur la vie mutilée, Paris, Payot, « PBP », 2003. Première édition allemande 1951. 2. « Ici point d’eau rien que le roc / point d’eau le roc et la route poudreuse / comment parmi les rocs faire halte ou penser / la sueur est séchée, les pieds sont dans le sable » (T. S. Eliot, La terre vaine). © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/03/2021 sur www.cairn.info via Universidad de Castilla - La Mancha (IP: 161.67.56.53) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/03/2021 sur www.cairn.info via Universidad de Castilla - La Mancha (IP: 161.67.56.53) était la condition pour que l’homme ne reste pas ou ne devienne pas « un loup pour l’homme » mais au contraire et progressivement, comme l’avait écrit Spinoza, « un dieu pour l’homme ». La société, avec son appareillage juridique, économique et politique, prenait donc un caractère contraignant et donnait naissance à une forme de bonne conscience collective plus ou moins bien inté- riorisée par chaque membre du socius. Ainsi s’est construite une vision largement partagée (une doxa) du rôle joué par les institutions. Certes, une telle conception n’est pas fausse. Des sociétés sans institutions n’ont jamais existé et, on peut le dire avec force, sans risque de se tromper, n’existeront jamais. Les institutions peuvent varier suivant les pays, elles peuvent se modifier profondément, il n’empêche qu’un ensemble sans institutions, c’est-à-dire sans des éléments permettant la régu- lation sociale, s’effondrerait rapidement. Même ceux qui veulent détruire les institutions existantes se voient contraints d’en fonder d’autres pour échapper au chaos qui résulterait de la réunion sur un même lieu de personnes ayant des intérêts personnels différents, voire divergents, et livrées à l’expression directe de leurs pulsions. Si tout est possible, tout devient impossible. L’anar- chiste le plus impénitent, le libertaire le plus absolu ne croit plus, aujour- d’hui, à une société (si on conserve ce mot, à ce moment-là, parfaitement ina- déquat) où chacun en ferait à sa guise1. Mais dire qu’un ensemble d’individus ne peuvent pas vivre sans institu- tions ne signifie en rien que les institutions créées favorisent effectivement un monde cohérent et accordé. Aussi est-il nécessaire d’indiquer que, si l’insti- tution a pour mission d’endiguer la violence et de permettre à chacun d’être soi-même, de vaquer à ses affaires et d’être reconnu par les autres, elle conserve un autre visage qu’il est nécessaire de déchiffrer, si on désire se confronter au roc du réel et ne pas (trop) céder à des illusions idéalisantes et, de ce fait, rassurantes. Il est indispensable également de pointer les caractéris- tiques des institutions modernes, en particulier celles qui donnent le ton actuellement et qui sont à l’origine des épistémès, des croyances et des actions de notre temps – disons : les grandes entreprises et les grandes administra- tions. On pourra constater alors que si le tableau, une fois brossé à grands traits, n’est pas totalement noir, il comporte, néanmoins, des figures suffi- samment inquiétantes pour nous alarmer et nous faire douter de l’aspect bénévolent que se donnent, à peu ou à grands frais, les institutions. 900 L’institution de la « vie mutilée » 1. Un simple exemple contemporain : le saccage de Bagdad par ses habitants après la prise de la ville par les Américains qui ont dissout la police et se sont refusé, les premiers jours, à instaurer une quelconque autorité. © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/03/2021 sur www.cairn.info via Universidad de Castilla - La Mancha (IP: 161.67.56.53) © Presses Universitaires de France | Téléchargé le 17/03/2021 sur www.cairn.info via Universidad de Castilla - La Mancha (IP: 161.67.56.53) INSTITUTION ET VIOLENCE Les institutions en tant qu’exorcistes de la violence originaire Mais n’allons pas trop vite. Penchons-nous d’abord sur leur rôle magnifié d’exorciste de la violence originaire. Pourquoi évoquer cette violence et lui don- ner cette place originaire, alors que d’autres (il suffit de penser au mythe du paradis perdu, de l’âge d’or ou de l’état de nature cher à Rousseau1) nous don- nent à voir, à l’origine, une nature favorable, un homme libre et innocent, mû par des désirs simples, ne connaissant ni la guerre ni l’envie. Nous pourrions faire état de la réflexion freudienne de Totem et tabou et énoncer simplement que nous nous rallions à l’hypothèse forte qu’elle émet et qui a été évoquée au début de ce texte. Ce serait facile mais juste puisqu’elle est au soubassement de notre lecture du social. Mais nous n’en serions pas quitte pour cela, puisque la perspective freudienne est loin d’être communément acceptée. Aussi, au lieu de se référer à d’autres mythes2 qui iraient dans le sens que, après Freud, nous défendons, nous pouvons faire appel à une « vérité » psychique ou à ce qui sert de vérité, de point d’appui, d’étayage fondamental pour le psychisme humain. Ce qui a été détruit par l’homme, ou ce qui a mérité de l’être, c’est toujours ce qui représente pour lui l’informe, le chaos, l’irreprésentable, l’inacceptable, l’insupportable, le démoniaque (même si la destruction, comme il est dit dans Totem et tabou engendre la culpabilité). Ainsi, on ne peut détruire que ce qui empêche de vivre, étouffe, affole, per- sécute. Au fond de l’homme, sourdent toujours la haine et la paranoïa. Castoriadis (1990) a bien vu que la haine de soi est une composante de tout être humain car la psyché n’accepte jamais ce que la société nous a fait devenir : un individu social, donc limité. Il montre que le noyau psychique se révolte contre tout ce qui contredit ses aspirations les plus fortes – autrement dit, toute- puissance et narcissisme illimité. Il exprime « un refus acharné de la réalité » (Castoriadis, 2002). Aussi, quand on considère la haine de l’autre –, qui s’exprime de façon privilégiée dans le racisme – on ne peut la comprendre que Eugène Enriquez 901 1. Bien que celui-ci savait que l’état qu’il décrivait ne s’était jamais inscrit uploads/Litterature/ 2006-e-enriquez-l-x27-institution-de-la-vie-mutilee.pdf

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