Les Cervantiades, Juan Goytisolo L'invention de Cervantes Pierre Ménard, auteur
Les Cervantiades, Juan Goytisolo L'invention de Cervantes Pierre Ménard, auteur du Quichotte Bouvard et Pécuchet sur les pas de Cervantes Requiem allemand « Si Cervantes est l’écrivain dont je me sens le plus proche, cela tient à sa qualité de précurseur de toutes les aventures : si sa familiarité avec la vie musulmane donne à son œuvre une indéniable dimension mudéjar, l’invention romanesque, à travers laquelle il assume la totalité de ses expériences et de ses rêves, fait de lui le meilleur exemple de l’attitude illustrée par le dicton : humani nihil a me alienum puto. Trois siècles et demi plus tard, les romanciers font encore du “cervantisme” sans le savoir : en composant nos œuvres, nous écrivons à partir de Cervantes et pour Cervantes ; en écrivant sur Cervantes, nous écrivons sur nous-mêmes, que sa ferveur islamique nous soit étrangère ou familière. Cervantes reste le point vers lequel toujours convergeront nos regards. » Juan Goytisolo, extrait de « Vicissitudes du mudéjarisme », in Chroniques sarrasines, Paris, Fayard, 1985. L'invention de Cervantes Une des caractéristiques de l’histoire officielle espagnole est l’adoption d’une perspective exclusivement européenne, qui considère que l’Espagne fut de tous temps un pays de culture occidentale comme la France, l’Italie ou l’Angleterre en ignorant l’empreinte durable laissée par huit siècles de coexistence entre chrétiens, Juifs et musulmans. Cette vision de notre histoire – d’une Espagne étroitement liée à la tradition occidentale – ne correspond pas, tant s’en faut, à la réalité. Les Ibères, les Celtes, les Romains et les Wisigoths n’ont jamais été espagnols, alors que les musulmans et les Juifs le furent bel et bien à partir du Xe siècle lorsque, en étroite relation avec les chrétiens du Nord et les Mozarabes de al-Andalûs, ils façonnèrent la civilisation espagnole, si spécifique, fruit d’un triple apport : islamique, chrétien et judaïque. La splendeur de la culture arabo-andalouse et le rôle important joué par les Juifs dans son introduction dans les royaumes chrétiens de la Péninsule ont marqué d’une trace profonde la formation de la future identité des Espagnols, en la différenciant de celle d’autres peuples de l’Europe occidentale. L’histoire de la littérature, telle qu’on l’enseigne dans les lycées et dans les facultés de la Péninsule, passe sous silence encore aujourd’hui tout ce que nos sentencieux mythologues en ont fait disparaître, faisant fi des points de vue contemporains en vigueur dans les autres pays de l’Union européenne, à l’exception toutefois de la Grèce. Loin de tenter d’assimiler la richesse et la complexité de la société médiévale bigarrée, notre enseignement a réussi à ériger en dogme l’idée d’une continuité qui résiste à « l’épreuve des millénaires » et rejette le flux « contaminateur » des éléments et des facteurs considérés comme « allogènes ». Latinistes, arabisants et hébraïsants continuent de se retrancher derrière leur savoir et le domaine réduit de leur spécialité, sans prendre le risque de s’aventurer dans l’analyse des croisements et des échanges qui ont donné naissance à l’art et à la littérature mudéjares1 et forment la substance historique de notre culture. 3Les monuments les plus représentatifs de la Péninsule prouvent d’une façon on ne peut plus frappante la singularité artistique de l’Espagne : non seulement les mosquées et les palais ont survécu à la fureur destructrice de l’Église, mais ce magnifique art mudéjar aussi, inexistant dans le reste de l’Europe, qui a essaimé après la découverte et la conquête du Nouveau Monde dans presque toute l’Amérique espagnole. Imaginer que cet heureux métissage de formes ait pu se limiter au domaine architectural sans imprégner les autres aspects de la vie, les croyances et le langage serait absolument absurde. Et cependant, la fâcheuse manie de la spécialisation fait de notre littérature du Moyen Âge et de la Renaissance la chasse gardée des romanistes qui rejettent – à dessein ou par ignorance – le rôle brillant joué par la culture juive ou celle des conversos et méconnaissent les sources arabes. Il y a exactement cinquante ans, la publication du chef-d’œuvre d’Américo Castro, Judios, Moros y Cristianos2, ébranla les bases fragiles de notre histoire construite sur des mythes. La nouveauté, la profondeur et la richesse de ses énoncés concernant l’historiographie espagnole suscitèrent les critiques virulentes de certains de ses collègues, parce qu’elles sapaient les fondements de leur savoir, rendu obsolète. Mais ce qui n’était, au dire de ses adversaires, qu’affirmations sans consistance, s’est vérifié par une documentation digne de foi. Je ne m’arrêterai pas sur la portée et la richesse des idées d’Américo Castro ; je retiendrai avant tout sa vision pénétrante de l’originalité de Cervantes et de ses possibles origines. Le destin de l’invention romanesque de Cervantes3 est sans aucun doute exemplaire. La subtile transformation, dans la deuxième partie du livre, de la folie de l’hidalgo de la Manche à qui ses lectures avaient fait perdre l’esprit en folie d’un créateur halluciné par le pouvoir sans limites de la littérature a changé le panorama de la littérature européenne moderne. L’empreinte féconde de Cervantes marque les œuvres de Fielding, Sterne, Diderot, Gogol, Dickens, Flaubert. Son influence particulièrement visible en Angleterre permet à Julián Ríos4 de plaisanter sur don Quichotte « de la Manche », en évoquant non pas l’aride plateau castillan où se déroule le roman, mais la mer que notre hidalgo aurait franchie pour aller faire souche sur d’autres terres. Milan Kundera, avec une grande finesse, a suivi la trace de cette filiation cervantine qui a le mérite – et la chance – d’échapper au code réducteur du roman réaliste du XIXe siècle tel que l’expose E. M. Forster dans Les Aspects du roman. Pour une série de raisons, cette nouveauté créatrice n’a guère porté de fruits chez nous ; il faut attendre le XXe siècle pour que lève la graine semée par Cervantes et, fait véritablement significatif, c’est sur le sol d’Amérique que le phénomène se produit. Comme celui d’Ibn Khaldûn, l’enseignement de Cervantes était resté lettre morte en Espagne car il était donné dans une société improductive et stérile, aussi fertile qu’une dalle funéraire. Les raisons qui ont empêché la diffusion de la pensée littéraire de Cervantes sont les mêmes, ou peu s’en faut, que celles qui étouffèrent dans l’œuf l’application des découvertes sociologiques et historiques d’Ibn Khaldûn : l’un et l’autre connurent l’angoissante solitude du créateur emprisonné dans un milieu fermé, privé d’échanges, dénué de projets, un milieu puriste, revendiquant l’autosuffisance, et replié sur lui-même. La sclérose d’une culture desséchée et stérile constitue l’arrière-plan implicite de l’œuvre de Cervantes : son drame personnel de nouveau chrétien5 dans une société intolérante et la connaissance de l’autre que lui apporta sa captivité à Alger lui font pressentir la dynamique d’un espace culturel ouvert et varié, d’un fleuve alimenté par une infinité de cours d’eau. Quand il décrit le monde hispanique dans lequel il eut l’infortune de vivre, le modèle révolu auquel il le compare se dessine en filigrane : une Espagne tolérante et plurielle, unie sans être uniformisée, dont la plasticité, le va- et-vient entre rêve et réalité nourrissent la folie métaphorique de son héros. L’artifice du manuscrit trouvé auquel Cervantes a recours et le fait qu’il attribue sa paternité à l’historien arabe Cide Hamete Benengeli, la présence à la fois répulsive et fascinante de l’Islam dans ses romans et son théâtre, sa perception ambivalente de la tragédie des Morisques sont autant de témoignages et d’expressions d’un horizon culturel auquel l’Espagne avait tourné le dos, mais qui restait pour lui une référence bien qu’il eût perdu tout espoir concernant l’avenir ou un possible retour en arrière. La lecture nationaliste ou « vieux-chrétienne6 » de Cervantes par les écrivains de la génération de 1898 retarda encore d’un demi-siècle l’apparition des Pierre Ménard et leur approche féconde. La pénétration en Espagne des idées romantiques sur « l’âme des peuples » et du discours sur la formation de l’esprit national transformèrent le héros de Cervantes en un symbole ou prototype du caractère espagnol, avec ses vertus et ses défauts. Le Quichotte fut décontextualisé, soustrait de son cadre littéraire et historique, dépouillé de son comique et de son ironie, érigé en modèle d’une essence purement espagnole ou, pour être plus précis, castillane. Pour Miguel de Unamuno7, Alonso Quijano le Bon, autrement dit don Quichotte, est le véritable Espagnol, « l’homme qui dort à l’intérieur de chacun de nous », et le livre de Cervantes « la Bible nationale de la religion patriotique espagnole ». Pour Ramiro de Maeztu8, le Quichotte incarnait le déclin de l’Espagne et la perte de ses illusions. D’après Ortega y Gasset9, « don Quichotte est un héros peu intelligent ; il n’a que des idées simples, placides, rhétoriques, qui ne sont presque pas des idées. » La question nationale catalane étant à l’époque au centre du débat politique, d’autres nationalismes virent le jour : Amirall identifia don Quichotte à la Castille et lui reprocha son idéalisme buté, ses échecs, ses efforts qui n’aboutissaient jamais. Qu’on me pardonne l’anachronisme : Flaubert aurait pu consacrer un savoureux chapitre de Bouvard et Pécuchet à toutes ces idées abstruses situées presque toujours fort uploads/Litterature/ les-cervantiades-juan-goytisolo.pdf
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- Publié le Aoû 07, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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