Victor Hugo – Les contemplations Livre Premier IX Le poëme éploré se lamente ;
Victor Hugo – Les contemplations Livre Premier IX Le poëme éploré se lamente ; le drame Souffre, et par vingt acteurs répand à flots son âme ; Et la foule accoudée un moment s’attendrit, Puis reprend : — Bah ! l’auteur est un homme d’esprit, Qui, sur de faux héros lançant de faux tonnerres, Rit de nous voir pleurer leurs maux imaginaires. Ma femme, calme-toi ; sèche tes yeux, ma sœur. — La foule a tort : l’esprit c’est le cœur ; le penseur Souffre de sa pensée et se brûle à sa flamme. Le poëte a saigné le sang qui sort du drame ; Tous ces êtres qu’il fait l’étreignent de leurs nœuds ; Il tremble en eux, il vit en eux, il meurt en eux ; Dans sa création le poëte tressaille ; Il est elle ; elle est lui ; quand dans l’ombre il travaille, Il pleure, et s’arrachant les entrailles, les met Dans son drame, et, sculpteur, seul sur son noir sommet Pétrit sa propre chair dans l’argile sacrée ; Il y renaît sans cesse, et ce songeur qui crée Othello d’une larme, Alceste d’un sanglot, Avec eux pêle-mêle en ses œuvres éclôt. Dans sa genèse immense et vraie, une et diverse, Lui, le souffrant du mal éternel, il se verse, Sans épuiser son flanc d’où sort une clarté. Ce qui fait qu’il est dieu, c’est plus d’humanité. Il est génie, étant, plus que les autres, homme. Corneille est à Rouen, mais son âme est à Rome ; Son front des vieux Catons porte le mâle ennui. Comme Shakspeare est pâle ! avant Hamlet, c’est lui Que le fantôme attend sur l’âpre plate-forme, Pendant qu’à l’horizon surgit la lune énorme. Du mal dont rêve Argan, Poquelin est mourant ; Il rit : oui, peuple, il râle ! Avec Ulysse errant, Homère éperdu fuit dans la brume marine. Saint Jean frissonne ; au fond de sa sombre poitrine L’Apocalypse horrible agite son tocsin. Eschyle ! Oreste marche et rugit dans ton sein, Et c’est, ô noir poëte à la lèvre irritée, Sur ton crâne géant qu’est cloué Prométhée. Paris, janvier 1834. Livre Troisième XXVIII LE POËTE Shakspeare songe ; loin du Versaille éclatant, Des buis taillés, des ifs peignés, où l’on entend Gémir la tragédie éplorée et prolixe, Il contemple la foule avec son regard fixe, Et toute la forêt frissonne devant lui. Pâle, il marche, au dedans de lui-même ébloui ; Il va, farouche, fauve, et, comme une crinière, Secouant sur sa tête un haillon de lumière. Son crâne transparent est plein d’âmes, de corps, De rêves, dont on voit la lueur du dehors ; Le monde tout entier passe à travers son crible ; Il tient toute la vie en son poignet terrible ; Il fait sortir de l’homme un sanglot surhumain. Dans ce génie étrange où l’on perd son chemin, Comme dans une mer notre esprit parfois sombre. Nous sentons, frémissants, dans son théâtre sombre, Passer sur nous le vent de sa bouche soufflant, Et ses doigts nous ouvrir et nous fouiller le flanc. Jamais il ne recule ; il est géant ; il dompte Richard Trois, léopard, Caliban, mastodonte. L’idéal est le vin que verse ce Bacchus. Les sujets monstrueux qu’il a pris et vaincus Râlent autour de lui, splendides ou difformes ; Il étreint Lear, Brutus, Hamlet, êtres énormes, Capulet, Montaigu, César, et, tour à tour, Les stryges dans le bois, le spectre sur la tour ; Et, même après Eschyle, effarant Melpomène, Sinistre, ayant aux mains des lambeaux d’âme humaine, De la chair d’Othello, des restes de Macbeth, Dans son œuvre, du drame effrayant alphabet, Il se repose ; ainsi le noir lion des jongles S’endort dans l’antre immense avec du sang aux ongles. Paris, avril 1835. uploads/Litterature/ 20210130-victor-hugo-contemplations-2nde-lecture 1 .pdf
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- Publié le Dec 30, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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