« À propos de Spinoza » : Entretien entre Alexandre Matheron, Laurent Bove et P

« À propos de Spinoza » : Entretien entre Alexandre Matheron, Laurent Bove et Pierre-François Moreau Multitudes no. 3 (2000): pp. 169-200 Laurent Bove : Votre lecture1 de Spinoza, qu’elle soit suivie ou discutée, est aujourd’hui une référence majeure des recherches spinozistes. Quand avez-vous commencé à travailler sur Spinoza et quel était, à cette époque-là, l’état des études sur le philosophe hollandais ? Alexandre MATHERON : Le début de mes études sur le spinozisme, c’était en 1949, quand je me suis inscrit pour un diplôme d’études supérieures (l’équivalent du mémoire de maîtrise d’aujourd’hui) sur la politique de Spinoza ; pour autant que je sache, c’était le premier sur ce sujet. Il était d’ailleurs très mauvais : c’était purement et simplement une paraphrase très plate du Traité politique et des derniers chapitres du Traité Théologico-politique. Mais mon principal souci n’était pas tellement Spinoza. A ce moment là, j’étais membre du parti communiste (et même, à l’époque, très stalinien), je venais d’adhérer, et je cherchais un philosophe que l’on puisse considérer comme un précurseur de Marx. J’aurais voulu le traiter à la façon de marxistes dogmatiques : commencer par les forces productives et les rapports de production, ensuite passer aux structures politiques, aux courants idéologiques, aux luttes de classes etc., et enfin arriver à la philosophie... Bien entendu, je n’avais pas fait ça dans le DES, mais je comptais le faire ensuite... et bien entendu, je ne l’ai jamais fait ! Ma thèse proprement dite, j’ai commencé à y penser quand j’étais déjà assistant à la faculté d’Alger, à la fin des années 50 ou au début des années 60. L’état des études spinozistes en France, à ce moment là, c’était quasiment zéro. Je me rappelle avoir été invité quelques années plus tard à une réunion préparatoire chez Althusser pour un séminaire qui devait avoir lieu sur Spinoza (et qui n’a jamais eu lieu)... Laurent Bove : C’était en quelle année ? Alexandre MATHERON : Je ne sais plus en quelle année, mais c’était après la parution de Lire le Capital. Il y avait là Macherey, il y avait aussi Badiou, et je connaissais déjà leurs noms. Et c’était aussi avant mai 68. Laurent Bove : Vers les années 65-66 ? Alexandre MATHERON : Oui, sûrement. Eh bien, ce jour là Althusser nous avait donné comme bibliographie uniquement Delbos et Darbon : rien de plus que ce qu’on lisait déjà quand je préparais 1 Cet entretien est le premier volet d’une étude sur Le spinozisme en France depuis 68 qui se poursuivra dans d’autres numéros de la revue sous les formes différentes de l’interview, du dialogue, de l’article etc. l’agrégation et que Spinoza était au programme. Il y avait aussi le cours polycopié d’Alquié, un article de Misrahi, sur la politique de Spinoza, et je crois bien que c’était à peu près tout. D’ailleurs quand j’étais allé demander une bibliographie à Gueroult, il m’avait répondu : "La bibliographie, il n’y en a pas ! Ce sont tous des ânes, sauf Delbos et Levi-Robinson" ! Donc il n’y avait pratiquement rien, et ça a continué en fait jusqu’aux alentours de 68. Laurent Bove : Dans votre bibliographie d’Individu et communauté chez Spinoza, vous citez Sylvain Zac... Alexandre MATHERON : Ah oui, c’est vrai : Zac avec sa thèse de 1962, c’est le premier qui a relancé les études spinozistes ; mais ensuite, il a fallu attendre les alentours de 68. Et effectivement, si vous regardez ma bibliographie dans Individu et Communauté, il n’y a quasiment rien. Laurent Bove : Quand on compare votre bibliographie à la bibliographie d’un étudiant qui commence des études spinozistes aujourd’hui, naturellement... Alexandre MATHERON : Il y a une différence fondamentale, évidemment... Alors en 68 est paru le grand livre de Bernard Rousset, qui est antérieur à celui de Gueroult... Laurent Bove : Et Gilles Deleuze... Alexandre MATHERON : Deleuze c’est un petit peu après. Gueroult fin 68, Deleuze début 69 (il est daté de 68, mais il n’est pas sorti en librairie avant 69). Laurent Bove : Mais Rousset et Deleuze n’ont pas joué de rôle dans votre travail, étant donné que celui-ci était terminé à cette époque ? Alexandre MATHERON : Rousset et Deleuze n’ont joué aucun rôle, je ne les connaissais absolument pas. Gueroult, lui, était ce qu’on appelait mon parrain de CNRS : j’allais de temps en temps le voir, et il me parlait énormément de son livre en préparation. Mais il y a sans doute beaucoup de choses que je n’ai pas comprises dans ses propos : par exemple, il avait certainement dû me parler des substances à un attribut (étant donné l’importance que cela avait pour lui), mais je n’en avais absolument rien assimilé. Absolument rien. Par contre, un point que j’avais retenu, et qui m’a servi dans ma thèse, c’était l’extrême importance de la différence entre l’idée que nous sommes et les idées que nous avons. Ça, c’était enregistré. Mais autrement, pour ce qui concerne ma thèse, le livre de Gueroult sur Spinoza tel que je le connaissais par ouï-dire ne m’a pas vraiment servi à grand’chose quant à son contenu. De toute façon, mon sujet ne recoupait le sien que très partiellement : 80 pages environ sur 600 dans Individu et Communauté. Par contre, du point de vue méthodologique, ses remarques sur mon travail m’ont beaucoup aidé ; et la méthode qu’il avait employée dans son livre sur Descartes (j’aime moins celui sur Malebranche) était pour moi un véritable modèle idéal : je voulais travailler comme ça ! Laurent Bove : Vous citez Sartre aussi, que vous signalez également dans la bibliographie du Christ et le Salut des Ignorants. Deux fois on retrouve Sartre... Alexandre MATHERON : Dans la bibliographie du Christ, c’était très ponctuel : je disais que, dans la théocratie hébraïque vue par Spinoza, régnait une sorte de "fraternité-terreur" ; et j’avais cité Sartre uniquement à ce propos. Par contre, dans Individu et Communauté, dans mon étude de la théorie spinoziste des passions, je pensais bien davantage à la Critique de la raison dialectique : le passage de la série au groupe, effectivement, ça m’a donné des idées. Pierre-François Moreau : Si on peut revenir un peu en arrière, en 49 il n’y a rien et vous faites un mémoire de maîtrise qui est, dites-vous, très mauvais. En 66, vous faites une thèse que vous soutenez en 69. Qu’est-ce qui s’est passé entre les deux ? Alexandre MATHERON : J’ai enseigné à la Faculté d’Alger de 1957 à 1963 ; et, une fois choisi mon sujet de thèse, j’ai évidemment beaucoup travaillé Spinoza. D’ailleurs (comme mes supérieurs hiérarchiques se moquaient pas mal de ce qu’on faisait comme cours), j’ai très souvent fait cours sur lui. Dans ces cours, il y avait beaucoup de choses qui passaient par-dessus la tête de mes étudiants, mais que j’ai mis ensuite dans Individu et Communauté. Pierre-François Moreau : Donc c’est à ce moment là que vous décidez de faire votre thèse ? Alexandre MATHERON : C’est là que j’y ai pensé. Ensuite, je suis rentré au CNRS où j’ai passé 5 ans à rédiger mes deux thèses, mais c’est là que mes idées principales me sont venues, pendant que j’étais à la Fac d’Alger. Pierre-François Moreau : Vous aviez d’abord envisagé de faire une thèse sur autre chose ? Alexandre MATHERON : Pas vraiment, non. Sauf à un moment où j’étais encore très stalinien (j’étais aussi très jeune) et où je me disais : "il faut que je fasse quelque chose sur les matérialistes du XVIIIème siècle", parce que cela me semblait "politiquement juste", comme on disait à l’époque. Mais j’ai vite trouvé que Spinoza, c’était bien mieux que d’Holbach et Helvétius - pour lesquels, d’ailleurs, j’ai encore aujourd’hui beaucoup de sympathie, mais il y a tout de même une différence de niveau ! Laurent Bove : Brunschvicg ne vous a servi à rien. Vous n’en parlez pas du tout. Alexandre MATHERON : Non, Brunschvicg ne m’a servi à rien. Effectivement, j’ai oublié de parler de Brunschvicg... Et j’ai oublié aussi de vous dire que, parmi tous les vieux auteurs qui ont écrit sur Spinoza, il y en a un qui m’a énormément éclairé : cela peut paraître paradoxal, mais c’est Lachièze-Rey dans son livre sur Les origines cartésiennes du Dieu de Spinoza . Il est, je crois, le premier a avoir dit que la "nature naturante" et la "nature naturée" sont une seule et même nature considérée en tant que naturante et en tant que naturée. Aujourd’hui, c’est devenu banal, encore que tout le monde ne l’ait pas vraiment compris. Mais pour moi, ça a été une illumination, parce que je n’y avais jamais pensé avant. Pierre-François Moreau : Vous avez été un moment au comité de rédaction de La Nouvelle Critique ? Alexandre MATHERON : Non, pas du tout. J’aurais sûrement accepté d’en faire partie si on me l’avait demandé, mais on ne me l’a pas demandé. Ce qui est vrai, c’est que j’ai écrit, dans La Nouvelle Critiquedes années 50 uploads/Litterature/ matheron-bove-moreau-a-propos-de-spinoza-entretien 1 .pdf

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