CINÉMA DES PREMIERS TEMPS: LUMIERE, MÉLIÈS, PORTER On perçoit souvent comme myt
CINÉMA DES PREMIERS TEMPS: LUMIERE, MÉLIÈS, PORTER On perçoit souvent comme mythique cette période du cinéma des premiers temps - période plus ou moins correctement attribuée au cinéma d'avant 1915 - où l'invention et l'expérimentation des formes et des techniques étaient à leur plus haut degré d'effervescence. Cinéma primitif, balbutiements du langage cinématographique moderne, «drôlerie» ou simple objet de curiosité sans fondement intellectuel: les qualificatifs à son endroit abondent et, plus que jamais, la lecture du film dépend de son institution. Définissons d'abord nos termes et décrivons «l'institution» comme une sorte de pouvoir normatif ou de réseau symbolique structurant un faisceau de déterminations. De cette constatation, appliquée au film, naît une toute nouvelle façon d'aborder le cinéma par la «sémio- pragmatique», telle que définie par Roger Odin. Analysant le rapport entre le spectateur et le film en soumettant la réception des «signes» au contexte culturel et institutionnel du spectateur, Odin définit la production de sens comme «la lecture d'une image [n'étant] pas le résultat d'une contrainte interne, mais d'une contrainte culturelle (1)» où «les sujets producteurs de sens (réalisateur et spectateur) ne sont pas libres de produire le discours qu'ils veulent parce qu'ils ne peuvent s'exprimer qu'en se pliant aux «contraintes discursives» de leur temps et de leur milieu (2)». C'est ce lien entre le film et son spectateur, appliqué au cinéma des premiers temps, que nous recherchons ici en tentant de démontrer, comme le voulait Odin, que «la production de sens au cinéma est majoritairement réglée par des déterminations externes issues de l'espace social (3)». Limitant le champ très large du cinéma des premiers temps aux exemples, non pas les plus représentatifs, mais sans doute les plus spécifiques et les plus cités, de Louis Lumière, Georges Méliès et Edwin Porter, il sera intéressant de se questionner et de se pencher, autant par la composition des cadrages, du montage que par la narration, sur la façon dont une institution génère le conditionnement du spectateur et du film. 1. Cadrage et mouvement La première chose à constater dans l'analyse de la composition de l'image du film muet des premiers temps est sa «staticité», son absence de profondeur et l'unité de ses échelles de plan. En effet, la caméra y est presque toujours immobile, alors que le mouvement est soit accidentel ou soit le résultat du déplacement du support de la caméra (lorsque la caméra est placé sur un bateau, par exemple). Bien sûr, quelques cinéastes, dont ceux de la «American Mutoscope and Biograph Co.» avec, entre autres, MOSCOW CLAD IN THE SNOW [ documentaire de Joseph-Louis Mundwiller1908], utiliseront avec parcimonie le panoramique, par exemple, mais la majorité des cinéastes des premiers temps travailleront avec une caméra statique et un point de vue unique, le seul compris, croit-on, par les spectateurs de l'époque. Le cas de la «American Mutoscope and Biograph Co.» dépendra donc d'un apprentissage ou d'un conditionnement de l'œil qui ne reconnaissait pas (ou peu) jusqu'alors, si ce n'est de quelques minces incartades de Lumière à l'extérieur du cadre (dans L'ARROSEUR ARROSÉ [1895], par exemple), l'existence du hors-champ. Nous pouvons alors faire ressortir deux tendances du cinéma des premiers temps. D'abord, le cinéma de fiction de Georges Méliès aborde le réel représenté d'un point de vue théâtral. Il s'attache à un monde fantaisiste construit autour d'un point de vue unique et frontal, 1 présentant la vision théâtrale par excellence (l'orchestre) d'où le spectateur, conditionné à la représentation offerte par son expérience des planches, parvient à suivre les tableaux indépendants des récits de Méliès. Les mouvements de la caméra y sont inexistants et le travelling de son VOYAGE DANS LA LUNE [1902] n'est possible que par le déplacement de l'objet filmé (la lune) vers la caméra, et non l'inverse. La scène théâtrale étant construite par unité de l'espace, le hors-champ y est inexistant. Louis Lumière voit les choses différemment, nous présentant un point de vue plus documentaire. L'obligation de la frontalité y est évacuée alors que la caméra recherche davantage le point de vue privilégié, plutôt que le point de vue théâtral. Mais tout comme Méliès, la caméra reste statique, l'action reste généralement cadrée en plan d'ensemble, sans variation d'échelle, et le hors-champ n'y est que peu sollicité. THE GREAT TRAIN ROBBERY [1903], d'Edwin Porter, se différencie toutefois, à quelques niveaux, de cette première version du cinéma. Certes, sa caméra, mis à part quelques légers mouvements pour suivre les personnages, reste généralement statique. Par contre, la séquence finale du film a la spécificité d'exploiter la profondeur de champs, alors que les justiciers, placés à l'arrière-plan, glissent tranquillement vers l'avant-plan pour abattre les brigands. Le plan final, des plus inusités, vient alors détruire l'unité de l'échelle de plan, passant du plan d'ensemble, uniforme depuis le début, au plan rapproché-poitrine d'un des brigands qui, en regard à la caméra, tire vers l'auditoire (chose «tabouisé» dans le cinéma narratif classique qui suivra). Bref, le spectateur et le cinéaste, conditionnés par leur expérience de l'unité d'action et d'espace théâtral, sont limités, autant dans le travail du mouvement de la caméra, suscitant un hors-cadre, que dans le choix du point de vue, à un apprentissage et à un contexte de cognition dont ils ne sont pas maître. Le film de Porter, compris dans une institution différente, soit celle de la tradition du film de poursuite, demande donc un effort différent de la part de l'auditoire et un apprentissage, inconscient ou non, d'un langage filmique ne se limitant plus au cadre, ni à la surface bi-dimensionnelle de l'écran. Georges Gaudu en dit: «C'est, au total, l'étoffe même et le processus de notre expérience subjective du monde qui se sont révélés préhensibles, à l'ère de la chronophotographie/cinématographie, en tant que matériaux d'élaboration poétique et critique (5)». L'utilisation plus ou moins soutenue du montage rend encore plus pertinente cette démonstration. 2.Le montage Le montage, dont le but vient servir la mise en relation de deux ou plusieurs plans pour former un sens absent de chacun pris séparément, est souvent considéré comme à peu près nul dans le cinéma des premiers temps. Mais si les films de Lumière limitent leur expérience du montage au minimum (sinon au néant), les films de Méliès et le THE GREAT TRAIN ROBBERY de Porter constituent, si l'on veut, des films de montage. Il convient toutefois de nuancer notre propos en opposant la continuité et la discontinuité du montage. Certes, le cinéma de Lumière ne fait que peu d'utilisation du montage, comme nous venons de le voir. Il ne fait souvent que choisir le point de vue idéal pour montrer ce qu'il a à montrer, de façon statique. Il n'y aura donc que changement de point de vue entre les films (et non entre les plans). Méliès, par contre, utilisera le montage, mais de façon discontinue, c'est à dire que la juxtaposition des plans évacue l'effet relationnel entre eux. Les plans ne constituent alors que des tableaux indépendants (ou autosuffisants) et fixes, collés ensemble sans raccord et sans continuité dans l'espace, ni dans le temps. La continuité ne sera que 2 thématique, alors que les plans juxtaposés viennent raconter, de façon linéaire mais discontinue, une histoire fantaisiste. Le travail du montage viendra toutefois prendre des proportions fort différentes dans le film de Porter, alors que THE GREAT TRAIN ROBBERY juxtapose les plans avec un effet de continuité et de relation entre eux. La continuité de Porter sera dite « trajectorielle », alors que le changement de lieu est défini par la trajectoire du personnage. Nulle coupe dans l'action, comme le fera plus tard Griffith, ni mise en attente de la satisfaction du spectateur. Le personnage unit les plans et le mouvement s'enchaîne avec le changement d'espace. L'abscence de montage chez les frères Lumière (L'ARRIVÉE D'UN TRAIN EN GARE DE LA CIOTAT [1895]) Toutefois, la continuité « trajectorielle » de Porter se différencie de celle habituellement attribuée au cinéma des premiers temps (par exemple dans RESCUED BY A ROVER [1905], de Hepworth) alors que le changement d'espace pourra s'effectuer en alternance. Ainsi, la fuite des brigands, sortant du cadre, ne verra pas sa réapparition à l'intérieur d'un plan suivant avant que ne soit dévoilé le plan de la petite fille qui réveille le gardien de la gare inconscient et le plan des danseurs qui, avertis de la catastrophe, se bousculent pour poursuivre les malfaiteurs. Ainsi, la coupe n'est pas effectuée à l'intérieur de l'action du plan, mais entre les plans complets. Porter assure ainsi la continuité spatiale, à l'instar de la continuité temporelle qui ne trouve toujours pas son importance et sa nécessité dans le film de poursuite. D'où l'exploitation de ce qu'on appelle aujourd'hui le «faux-raccord» ou le chevauchement temporel, alors que l'unité et la continuité de l'action dans l'espace l'emportent sur la construction du temps, qui trouvera son plein potentiel chez Griffith. On ne parle donc pas de norme à la continuité, mais d'une pratique culturelle et institutionnelle qui, même si elle semble aller de soi dans le cinéma narratif classique hollywoodien, ne le faisait certes pas dans le théâtre fantaisiste de Méliès ou uploads/Litterature/ 3-cinema-des-premiers-temps-lumiere-melies-porter-copie.pdf
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- Publié le Dec 05, 2021
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