Haïti Perspectives, vol. 4 • no 2 • Été 2015 44 Enseigner la littérature d’expr

Haïti Perspectives, vol. 4 • no 2 • Été 2015 44 Enseigner la littérature d’expression créole aujourd’hui en Haïti Darline Alexis Résumé : De l’introduction de la littérature haïtienne comme discipline dans le curriculum des années 1960 à la prise en compte d’une littérature haïtienne d’expression créole dans le Nouveau secondaire, beaucoup d’étapes ont été franchies, en l’espace d’un demi-siècle, dans la compréhension des langues et de la littérature en Haïti. Mais l’enseignement de la littérature d’expression créole est-elle pour autant possible aujourd’hui ? Par rapport aux défis inhérents au système éducatif haïtien, quelles sont les difficultés propres à cet enseignement ? Quelles sont les politiques mises en œuvre par le ministère de l’Éducation nationale et de la Formation professionnelle (MENFP) pour y remédier ? Quels sont les outils disponibles ? À partir du constat des limites des actions déployées par les instances éducatives et tenant compte des contingences du milieu, un ensemble de propositions allant de la réédition des œuvres inaccessibles, de la formation des ensei­ gnants à un meilleur usage de la radio éducative du MENFP est fait pour rendre possible un enseignement efficace et efficient de cette littérature. Rezime : Depi nan antre literati ayisyen an kòm matyè ansèyman nan korikoulòm ane 1960-yo jouk yo rive aksepte branch kreyòl literati ayisyen an nan Nouvo segondè a, gen anpil chemen ki fèt, pandan demi-syèk, nan fason moun konprann lang ak nan literati an Ayiti. Men, èske jounen jodi a, ansèyman literati ayisyen nan branch kreyòl la posib ? Lè nou konsidere tout defi sistèm edikasyon ayisyen an genyen nan nannan li, nou kab mande, ki kalite difikilte ki mache ak ansèyman branch kreyòl literati Ayiti a ? Ki kalite dispozisyon ministè Edikasyon nasyonal ak fòmasyon pwofesyonèl (MENFP) ap mete an plas pou chanje sitiyasyon an ? Ki materyèl ki disponib ? Lè nou konstate divès limit ki genyen nan aksyon otorite yo nan domèn edikasyon epi lè nou konsidere divès sikonstans ki kab parèt brit­ soukou nan milye a, gen yon seri aksyon ki dwe fèt pou rann ansèyman matyè sa a efikas epi pou li bay bon rannman. Aksyon sa yo ap kòmanse avèk kreyasyon edisyon tou nèf pou zèv moun pa kab jwenn yo, an pasan nan fòmasyon anseyan yo, jouk rive nan fason MENFP ap sèvi ak radyo edikatif yo. 1. INTRODUCTION P arler de la littérature et de son devenir en Haïti ravive automatiquement un ensemble de débats récurrents de la critique haïtienne sur l’institutionnalisation du fait littéraire. Espérer sortir de ces paradigmes critiques est illusoire tant que les conditions actuelles de scolarisation des jeunes Haïtiens resteront inchangées : corps professoral non qualifié, espaces inadaptés, absence de bibliothèques, absence de structure d’ac­ compagnement1… et tant que la gestion de la précarité, en ce qu’elle force l’individu à ne se préoccuper que du présent, de l’instant, constituera notre mode d’inscription premier dans l’espace sociopolitique. Le souci de l’instant limite la capacité de se projeter dans l’avenir, de structurer une vision et de mettre en œuvre des politiques à même de la concrétiser. Cependant, de nouveaux débats s’annoncent ou du moins quelques avancées sociétales significatives de ces dernières décennies redessinent les contours des anciens. Cet article se veut une contribution au débat encore timide sur la possibilité d’un enseignement spécifique de la production littéraire d’expression créole dans nos écoles. Une telle entrée en matière peut faire problème. Car, au vu des dispositions prises par le ministère de l’Éducation nationale et de la Formation pro­ fessionnelle (MENFP), de la réforme éducative de 1982 à l’expé­ rimentation du Nouveau secondaire ces huit dernières années, il peut être considéré inapproprié d’aborder, aujourd’hui encore, le choix très clairement exprimé de cet enseignement comme 1. Pour un état des lieux récent de l’éducation en Haïti, voir [1], [2] et [3]. « possibilité ». Cependant, comme il conviendra d’admettre que des programmes seuls n’ont jamais contribué, dans aucun pays, à opérationnaliser des réformes, et que l’exemple offert par les réforme et expérimentation susmentionnées en constituent bien une preuve, il semble donc pertinent de remettre en question cette « possibilité » et d’envisager les actions à poser pour rendre possible, efficace et efficient un enseignement spécifique de la littérature d’expression créole aujourd’hui. 2. LA LITTÉRATURE D’EXPRESSION CRÉOLE DANS LE SECONDAIRE TRADITIONNEL L’enseignement de la littérature haïtienne dans les écoles en Haïti a été institué par une loi, celle du 26 octobre 1959. Le Manuel illustré d’histoire de la littérature haïtienne [4] rédigé par Pradel Pompilus en 1961, suivi plus tard du manuel His­ toire de la littérature haïtienne illustrée par les textes en trois tomes de Raphael Berrou et Pradel Pompilus [5, 6], seront les ouvrages de référence pour cette matière nouvellement intégrée dans le curriculum de l’école haïtienne. Se proposant d’écrire une histoire de la littérature haïtienne, les auteurs ont procédé à la présentation des écrivains et à un relevé exhaustif des œuvres publiées de 1804 jusqu’aux années 1970. Le dernier tome date de 1977 et prend en compte des œuvres publiées jusqu’en 1976. L’objectif principal de cet enseignement tel que formulé dans le programme de littérature haïtienne du MENFP [7] est de « fournir aux élèves haïtiens une formation littéraire capable de les aider à approfondir les éléments de leur culture et de leur Haïti Perspectives, vol. 4 • no 2 • Été 2015 45 Cahier thématique – La littérature haïtienne aujourd’hui et demain : succès et défis 45 identité collective à travers les œuvres des écrivains haïtiens2 ». Le cours de littérature haïtienne débute en classe de 3e et se pour­ suit jusqu’à la classe de rhétorique, avec une évaluation écrite aux examens officiels. En classe terminale, les cours de littéra­ tures française et haïtienne font place au cours de philosophie. Le Pompilus et Berrou, pour reprendre l’appellation en vigueur, est un document pertinent pour analyser et comprendre un certain rapport à la littérature qui a prévalu ou qui prévaut encore de manière prépondérante en Haïti. Rapport qui, lui- même, est tributaire des représentations et des attributions des deux langues en présence dans l’espace haïtien, au moins jusque dans les années 1990. En effet, on peut considérer qu’à partir de cette période les premiers impacts de la réforme éducative des années 1980 et les bouleversements sociaux induits par la chute de Duvalier en 1986 ont fortement modifié les rapports entre les deux langues. Dans cette histoire de la littérature haïtienne, les deux auteurs n’ont pas traité de manière spécifique la question linguistique, mais la problématique des langues coexistantes qui traverse bien souvent leur analyse des œuvres commentées n’est pas absente du manuel3. De même, les prises de position de différents écrivains, à travers le temps, sur le statut des langues en Haïti sont relatées. En particulier, des extraits du Ainsi parla l’Oncle [8] de Jean Price Mars ont été reproduits. De la page 742 à la page 744 du tome 3, on retrouve les prises de position de l’Oncle, et ses questionnements sur le potentiel littéraire du créole : « Le créole est-il un langage dont on puisse tirer une littérature originale par laquelle se consacrera le génie de notre race ? Le créole doit-il devenir un jour la langue haïtienne comme il y a une langue française, italienne ou russe ? […] Le créole à qui sait l’entendre, est un langage d’une grande subtilité. Qualité ou défaut, ce caractère dérive moins de la netteté des sons qu’il exprime, que la profondeur insoupçonnée des équivoques qu’il insinue par ses sous-entendus, par telle inflexion de la voix et surtout par la mimique du visage de celui qui s’en sert. C’est peut-être pourquoi le créole écrit perd la moitié de sa saveur de langage parlé ; c’est peut-être pourquoi le folklore haïtien n’a pas fait éclore une littérature écrite4. » Est-ce une vue partagée avec le docteur Price Mars qui justi­ fierait que les auteurs du Pompilus et Berrou ont si peu insisté sur les œuvres d’expression créole connues de l’époque ? Il faut croire que non, car Pradel Pompilus, linguiste, auteur d’une thèse, La langue française en Haïti [9], soutenue en 1961 et de l’étude Le problème linguistique haïtien [10], a largement œuvré avec Morisseau-Leroy à donner, dès 1961, le statut de langue 2. Ministère de l’Éducation nationale et de la Formation professionnelle (s.d.). Programme de littérature haïtienne. 3. Par exemple, ils diront à propos des audiences de Justin Lhérisson : « La langue des deux “audiences” de Justin Lhérisson donne une image assez juste de la situation linguistique dans laquelle nous vivons. » Voir [5], tome 2, 1975, p. 572. 4. Berrou, Raphael, et Pompilus, Pradel (1975). Histoire de la littérature haïtienne illustrée par les textes, Port-au-Prince, Caraïbes, tome 2, p. 742-743. officielle au créole5. Néanmoins, il faut constater qu’en dehors du Choucoune d’Oswald Durand [11], « Min gen ça té pasé » [12] de Morisseau-Leroy, une référence en une phrase au recueil de fables créole de Georges Sylvain, Cric ? Crac ! [13], aucune place n’aura été faite aux textes d’expression créole, peu nom­ breux, il est vrai, à uploads/Litterature/ 4-2-enseigner.pdf

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