Du même auteur Mabula Taki (in Noir des Isles), Gallimard, 1995 Une campagne de

Du même auteur Mabula Taki (in Noir des Isles), Gallimard, 1995 Une campagne de folie. Comment j’en suis arrivée là, First, 2002 Codes noirs : de l’esclavage aux abolitions (introduction), Dalloz, 2006 Rendez-vous avec la République, La Découverte, 2006 Égalité pour les exclus : le politique face à l’histoire et à la mémoire coloniales, Temps Présent, 2009 Mes météores : combats politiques au long cours, Flammarion, 2012 Paroles de liberté, Flammarion, 2014 Ce livre est une version remaniée et augmentée d’un ouvrage portant le même titre et paru en 2002 aux éditions Bibliophane. L’éditeur remercie Christian Séranot-Sauron d’avoir contribué à la publication de cet ouvrage. © 2015, Éditions Philippe Rey 7, rue Rougemont - 75009 Paris www.philippe-rey.fr ISBN 978-2-84876-467-2 Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo. Table des matières Du même auteur Copyright Prélude Introduction La traite et l’esclavage en leurs vérités Les ambiguïtés de l’universel Le crime contre l’humanité Les luttes. Nos pères, ces héros… Les réparations L’enjeu de la loi reconnaissant le crime contre l’humanité La colonisation Les formes contemporaines et dites modernes de l’esclavage Annexes Prélude C’est une histoire de violence et de beauté. Un cauchemar sans fenêtre. Sous la vapeur opaque qui escorte l’incendie, les enfants, hagards, cherchent. Le soleil s’arrache déjà à la cime des arbres et la crique qui descend vers la rivière chante en effleurant la pointe du rocher dressé sur sa course, et en frôlant la terre que retiennent les arbustes le long des rives. Comme si c’était un jour pareil aux autres. La colonne humaine, entravée aux chevilles et au cou, suscite parfois contre les convoyeurs, qu’ils soient blancs ou noirs, la colère d’hommes et de femmes revenant des champs, croisés sur les chemins menant à la côte où mouillent les navires négriers. La côte est volupté. Elle ouvre sur le ciel indigo que l’horizon confond avec la gorge d’un monde sans pardon. Les vagues se déchirent contre les blocs de pierre comme une mère dont l’esprit est parti en dérade. Des jeunes filles courbent l’échine, d’autres redressent plus fermement les épaules, le regard brouillé mais tenace. Elles ont subi l’appareillage, ce rituel de viol auquel se livrent les matelots. Certaines, la plupart, en ont l’âme fracassée. D’autres comprennent que c’est le premier défi lancé à leur humanité. Et le relèvent. Les femmes gardent le geste sûr, tant qu’un ou des enfants requièrent leurs soins. Elles leur fredonnent que c’est un désagrément de la vie comme lorsque les saisons entraînent à la transhumance ou lorsque de lointains voisins, armés et criards, se livrent à des pillages. Les hommes sont humiliés de ne pouvoir désormais protéger. Il arrive que des sages soient du voyage. Saisis avec les autres lors des razzias, ou s’étant volontairement glissés parmi les leurs comme on accompagne, pour veiller sur eux, celles et ceux qu’une attaque, un malheur ou une injustice destinent à un sort funeste. La chaleur irisée éreinte les corps immobiles. L’odeur persévère. Elle se mêle au bruit des fers, s’épaissit à l’obscurité persistante, chevauche les paroles que, par réflexe, chacun ne fait plus que chuchoter. Tête-bêche, couchés sur le flanc gauche, ils subissent roulis et tangage, serrent les dents et s’accoutument aux humeurs de la mer. Ils en viennent ainsi à distinguer la nuit du jour, au martèlement de l’eau contre la coque du navire, mais plus encore aux subtiles variations des va-et-vient de marins sur le pont. Ils se mettent à guetter le moment où s’estompe l’agitation et parviennent ainsi, dans la pénombre qui jamais ne s’altère, à scander le temps. Les premières révoltes naîtront de cette maîtrise du cycle du jour et de la nuit. Ce sont les femmes qui ont commencé. Ne parvenant plus à étouffer les gémissements qui leur assaillent la gorge, elles les humectent, les timbrent, les lissent, les polissent, les transforment en sons à crocs en notes en blues en saudade. Combien, durant ces quatre siècles, plongent lestés de leurs chaînes, après avoir tenté de maîtriser marins et navire, ou même sans avoir essayé, préférant l’hospitalité de l’océan rugissant à la morne et rogue cruauté des hommes ? Soudain, les aliments sont un peu moins frelatés. Depuis deux jours, ils sont conduits par petits groupes sur le pont. Respirer, bouger, reprendre mine humaine. C’est que les marchands fouinent partout, les dents, les muscles, les poux. Que ces terres sont belles ! Que ces montagnes semblent accueillantes ! Les bégonias disputent aux sargasses de parfumer les alizés. Les côtes sont découpées dans du parchemin. La lune, par vergogne, ne montre que son dos. Les séparations sont déchirantes. Elles ne suivent qu’une loi, la volonté du colon et le poids de sa bourse. Le soleil n’est pas plus mordant dans ces plantations qu’il n’était dans les champs de mil. Mais ici l’eau est chiche, très chiche. Le fouet siffle comme s’il s’enivrait à satiété de sa propre rengaine. Les chants s’élèvent, fluets d’abord, work songs improvisés étrangement harmonieux, même lorsqu’ils disloquent la rythmique. Grimpant des pieds aux poings, haletant du poumon à la gorge, ils se chargent d’un froid courroux, d’une impatience domptée, d’une désespérance ravalée. Les enfants ne travaillent pas pour jouer, ils triment. Les femmes, amarreuses de canne, arracheuses de coton, assembleuses de tabac, s’écroulent parfois d’épuisement, enceintes jusqu’au cou. Les hommes mâchent leur rage non contre la besogne harassante, mais d’impuissance à soustraire les femmes au désir brutal et bestial du maître, aux vengeances fourbes de son épouse. Hommes, femmes, enfants ? Meubles, selon le Code noir. Cheptel, selon le régisseur. Esclaves à merci selon le maître. Et le marron rompit. Ils se savaient des hommes. Les griots psalmodiaient depuis la nuit des temps les droits et les interdits calligraphiés dans la Dunya Makilikan de Soundjata Keita, la bulle d’Ahmed Baba, et même les lois d’Urukagina et le code d’Hammourabi. Ils les savaient des hommes. L’Habeas corpus romain et la Magna carta avaient établi depuis longtemps les limites de la force et les abus du pouvoir. Que de bulles papales, d’ordonnances royales, de controverses, d’édits, d’arrêts et de décrets fallut-il pour les contredire et faire tenir ce désordre moral et social… Que d’exégèses, de doctrines, de dogmes, de postulats fallut-il pour justifier ce commerce contre-nature et contre-humanité, pour apaiser des consciences tourmentées… Ils n’en périrent pas tous, mais tous étaient tachés. Les religions, la philosophie, la sociologie, l’anthropologie, les sciences… jusqu’au droit, les manieurs de concepts y injectèrent de fumeuses théories, apportant leur écot à ce grand boniment ! Et tandis que les océans s’encombrent en surface de pavillons rivaux, que des cadavres anonymes tapissent leurs tréfonds… Tandis que circulent comme jamais tissus, barres de fer, fusils, bibelots et pacotilles des négociants de l’Europe atlantique, auxquels reviennent d’extravagants bénéfices en lingots d’or et d’argent, sacs de café et de cacao, barils de rhum, barres de tabac, ballots de coton, coffres de soieries et coffrets de pierres précieuses… Tandis que suintent de ces utilités et curiosités tropicales, de ces superflus de confort le sang et les exécrations des Amérindiens décimés, et que résonne encore le fracas des combats de résistance… Tandis que se mondialise l’échange, qu’il est fait clair à la conscience de tous que le monde est fini… Tandis que s’installent les théories raciales, que le racisme, vain à expliquer le monde mais prompt à ratifier ses dérèglements, s’enracine pour des siècles… Tandis que de jeunes matelots européens, perplexes, écœurés, se résolvent dès retour dans leur ville à porter témoignage du crime ainsi commis… Tandis que les esclaves créent des langues et des arts, pétrissent les religions, marient les spiritualités, expliquent le monde et ses déraisons ; tandis qu’ils incendient les plantations, empoisonnent les bestiaux, sabotent les récoltes et sabordent cette économie de prébendes ; tandis que du ragtime au gospel, des spirituals au blues, du candomblé au tango, du kasé-kô à la capoeira, du banjo au jazz, et des imprenables quilombos aux traités de paix, ils font l’expérience de leur invincibilité ; tandis que leurs chefs se hissent à hauteur des humanités reliées par une même exigence d’égalité et de respect… Tandis que d’Europe et d’Amérique, par injonctions et pétitions à Paris, Lyon, Champagney, Barbechat, à Londres, Liverpool et Bristol, à Amsterdam et en Pennsylvanie, des voix célèbres de philosophes et d’activistes, des clameurs de citoyens ordinaires proclament qu’ils croient à ces égales humanités… Tandis que s’inscrivent enfin contre les esclavages et les servitudes des temps passés, des temps présents, des temps à venir, conventions et protocoles renouant avec la Dunya ou la Magna… Tandis que de tous points cardinaux et de toutes cultures on se demande comment partager le monde, non de part en part, mais en part commune… Quelque chose frémit qui, de la mondialisation de la brutalité et de la cupidité, voudrait faire surgir la promesse d’une mondialité savante du divers du monde et ardente à la fraternité. Une histoire de violence et de beauté. Il se peut que la beauté l’emporte. Introduction La France se dit nation civique. Elle a raison. Même en ce moment où resurgit en tintamarre un lamentable uploads/Litterature/ 4-5979024964899049015.pdf

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