La pensée de midi 23 Lettre à Antonio Saura Les pages qui suivent sont extraite

La pensée de midi 23 Lettre à Antonio Saura Les pages qui suivent sont extraites de la Lettre à Antonio Saura, édité par L’Echoppe en 1997. Seule exception dans ce numéro d’un texte de langue française non inédit, cette lettre nous importe car elle est une splendide méditation sur la disparition du djudyo, une langue judéo-espagnole. Une langue qui s’éteint, ce n’est pas une bibliothèque qui brûle, c’est plus que cela : la fin d’une expérience à la fois singulière et collective du monde, telle qu’une langue la porte dans sa structure, sa syntaxe, son vocabulaire. Que sont des livres écrits dans une langue à laquelle plus personne n’a accès, sinon une île sans abord, qui dérive et retourne à l’état de terra incognita ? Mélancolie, solitude essentielle, celles-là mêmes qui naissent à l’approche d’un exil, l’agonie d’une langue : “C’est un peu comme se retrouver seul dans le silence”, sans asile ni chance de retour. Romancier, Marcel Cohen est notamment l’auteur du Grand Paon de nuit (Gallimard, 1990), d’Assassinat d’un garde (Gallimard, 1998) et de Galpa (réédité par Michel Chandeigne en 1993). L’Echoppe a également édité l’année dernière un ensemble de textes que Marcel Cohen a consacrés à Antonio Saura, sous le titre Quelques faces visibles du silence. Marcel Cohen 24 La pensée de midi Une mère étrangère LETTRE A ANTONIO SAURA, QUI CROYAIT PEINDRE DES PORTRAITS IMAGINAIRES, PAR UN SÉFARADE DE TURQUIE SE SOUVENANT PARFAITEMENT DE CHACUN DE SES MODÈLES La pensée de midi 25 Marcel Cohen - Lettre à Antonio Saura I Cher Antonio, Je voulais t’écrire en djudyo avant que s’éteigne tout à fait la langue de mes ancêtres. Tu n’imagines pas, Antonio, ce qu’est l’agonie d’une langue. C’est un peu comme se retrouver seul dans le silence. C’est se sentir sikileoso sans comprendre pourquoi. II Ce que je note ici est à peu près tout ce que je garde en mémoire en dépit des cinq siècles passés en Turquie par mes ancêtres. Je suis né à Asnières, un faubourg de Paris, et mes parents avaient une trentaine d’années lorsqu’ils vinrent s’installer en France. Ils parlaient parfaitement français puisque c’était, à l’époque, la langue de tous les Juifs de l’ex-Empire ottoman. Ils l’apprenaient très jeunes dans les écoles de l’Alliance israélite universelle puis, à Istanbul, au Lycée français de Galata Sarail. Comment n’auraient-ils pas aimé la France? Cela ne les empêchait nullement de continuer à parler djudyo à la maison, et c’est donc en les écoutant que je m’en suis imprégné, faute de tout à fait le parler moi-même. III Pour retrouver mes mots, je dois fermer les yeux, Antonio, et bien des expres- sions me reviennent en mémoire sans que je sache que te dire pour autant. Que te dire avec la yaka (“Cela ne me passe pas par la yaka”, disait ma grand mère), avec l’expression “le cul du concombre” qui nous faisait rire aux éclats, le “fils de mamzer”, toutes les choses qui sont “à perdre la raison” ?... Les mots s’affolent. Ils surgissent et s’éclipsent aussi vite. Qu’espérer de plus ? Sans doute ne disent-ils que l’odeur, la douceur lointaine de la dondurma, des keftikas, des petits plats que l’on cuisinait à la maison. Ils ne reflètent, en somme, que la nostalgie et les drames du passé, la folie de l’époque. A peine entrevus, les mots m’échappent et s’effilochent comme des nuages. IV La langue maternelle : ainsi désigne-t-on ce que l’on entendait à la maison, mais cette mère meurt-elle jamais? En elle veille notre passé, en elle nous sommes tout à fait présents à nous-mêmes. Et, si les mots sont notre vraie demeure, 26 La pensée de midi Une mère étrangère comment ne seraient-ils aussi une bonne part de notre devenir? Comment ima- giner que nous puissions devenir un jour, dans notre propre langue, les mousa- fires de nous-mêmes? Au plus profond de nous, nous sentons bien que les choses, ou du moins le sentiment que nous avons des choses, ne meurent pas. Mais, quand cette langue s’effrite jour après jour, Antonio, qu’elle agonise, se dilue lentement dans le mabul ; lorsque, seul dans ta chambre, tu dois fermer les yeux pour en exhumer quelques lambeaux, et sans trop savoir qu’en faire d’ailleurs ; lorsqu’il n’y a plus rien à lire dans cette langue, aucun de tes amis pour la parler avec toi, lorsque le peu qui t’en reste tu ne le transmets pas ; lorsque la femme partageant ta vie te regarde comme un malade qui perdrait lentement ce qui lui reste de raison, et que tu te sens tenu d’oublier sans cesse un peu plus de toi-même pour ne pas trop l’effaroucher ; lorsque, la dévisa- geant certains jours où le passé te revient par bouffées, tu te prends pour un étranger n’ayant jamais partagé vraiment son toit puisqu’un océan vous sépare et, malgré tous ses efforts, l’empêche d’entrevoir plus qu’une parcelle de toi- même, alors, Antonio, tu dois bien admettre que la mort parle à travers toi. La mort parle par ma bouche… A vrai dire, Antonio, il y a belle lurette que je suis déjà mort. Nombre d’étudiants, de linguistes, de simples curieux, s’intéressent aujourd’hui au ladino et au djudyo dans les universités. On écrit des volumes entiers sur l’histoire des Séfarades. Comment n’aurais-je pas des allures de fossile exposé dans un musée ? […] VI Ces chansons du temps de la splendeur je les entendais, reprises chaque jour ou presque, par le vieux père d’une tante, lorsque j’étais enfant. (Il m ’appelait, avec un peu d’ironie, le jajamiko parce que j’aimais les livres.) Ancien tailleur, il se préten- dait fils de roi! “David-le-bon, Salonicien et fils de roi, descendant d’Espagne” : je ne l’ai jamais entendu se présenter autrement, et il ne riait qu’à demi! Pauvre David qui, toute sa vie, n ’eut jamais un groch en poche et se prétendait fils de roi… En été, lorsque nous passions les vacances ensemble, il commençait à chanter tôt le matin et à peine éveillé : “Triste va le roi David, Triste est son cœur. Pour oublier ses tourments A la tour il monta et, Regardant devant lui, Aussi loin qu’il put porta les yeux.” La pensée de midi 27 Marcel Cohen - Lettre à Antonio Saura Entrant dans sa chambre, dans la maisonnette que possédaient mon oncle et ma tante aux environs de Paris, on découvrait David-le-bon en caleçon long, pieds nus, non rasé depuis deux ou trois jours, et fumant sa première cigarette devant la fenêtre. Il n’apercevait, pour tout horizon, que la lessive séchant dans le jardin des voisins, un couple d’ivrognes passant le plus clair de son temps à se quereller et à battre ses enfants. Fixant le linge avec la plus grande attention, le visage livide, et de toute sa voix, David-le-bon enchaînait avec cette autre romance du XVe siècle : “Je veux aller par ces champs, Par ces champs je m’en irai ; Et les herbes de ces champs Comme pain les mangerai ; Les larmes de mes yeux Comme eau je les boirai ; Des ongles de mes doigts Les champs je creuserai ; Avec sang de mes veines Les champs j’arroserai ; Du souffle de ma bouche Les champs j’assécherai. Au milieu de ces champs Cabane construirai : Chaux et jonc au-dehors, Dedans la noircirai. Tout passant égaré Dedans l’introduirai, Qu’il me conte ses maux : Les miens lui conterai ; Si les siens sont plus grands Des miens patience aurai ; Si plus grands sont les miens De mes mains me tuerai, Ouay ! je me tuerai.*” “David, lui lancions-nous, ce n’est vraiment pas le moment de se suicider! Viens donc prendre ton café et enfile un pyjama…” Le tchilibi David consentait à s’as- seoir. A table, il fixait longtemps sa tchini, le verre d’eau que nous lui avions pré- paré, le librik et le café à la turque, qu’il aimait avec un nuage de kaymak et très sucré. Se tournant vers nous, il daignait nous gratifier d’un regard, mais sans tout à fait nous reconnaître semblait-il. Comme l’aurait fait en somme, et avec pas mal de condescendance, un roi exilé en proie à toute la nostalgie de la terre… * Traduction de Guy Lévis Mano, Romancero judéo-espagnol, GLM, Paris, 1971. 28 La pensée de midi Une mère étrangère VII Les Saloniciens, c’est vrai, ont tout de rois déchus, Antonio. Des rois déchus, et désormais bien vieux! A New York, à Montréal, à Paris, à Londres, ils ont tout d’oiseaux dont on aurait rogné les ailes. “Ke jaber?”, “Tout va bien!”... Mais ils se cognent aux murs. Ne pas oublier : voilà le mal absolu! Ils se souviennent des quais où ils prenaient le frais en égrenant leur trespil, de la Tour blanche bapti- sée Beyas koule par les Turcs, des remparts de la vieille ville blanchis à la chaux dont les reflets tremblaient sur l’eau. Ils se souviennent du bleu de la mer et du bleu du ciel, de la douceur de l’imbat, du cri des oiseaux de uploads/Litterature/ marcel-cohen.pdf

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