71 Regards, 24 | 2020 Université Saint-Joseph de Beyrouth Noha Maroun Le cinéma
71 Regards, 24 | 2020 Université Saint-Joseph de Beyrouth Noha Maroun Le cinéma libanais coproduit : écarts et variations DOSSIER THÉMATIQUE : Formes narratives et co-production dans les cinémas des pays arabes Abstract | Les cinéastes auteurs libanais choisissent souvent des formes narratives particulières pour leurs films coproduits. Ils oscillent entre les écarts scénaristiques et les variations thématiques et rivalisent de créativité et d’inventivité dans le Septième Art. Les marges de liberté augmentent ainsi dans l’ensemble du cinéma libanais coproduit. Dans quelle mesure ces nouvelles formes narratives s’adaptent-elles au contexte géopolitique déstabilisé ? Comment les documentaires, les drames et les road-movies instaurent –ils un cinéma identitaire et mémoriel de qualité, sans cesse sélectionné dans les festivals européens et mondiaux ? Mots-clés | Le cinéma libanais coproduit – Cinéma d’auteur – Cinéma de guerre – Bilinguisme et Francophonie. Abstract | Lebanese filmmakers often choose some particular narrative forms to their co-produced movies. Either they deviate from traditional screenplay writings, or they develop a lot of thematic variations. The margins of freedom, creativity and inventiveness increase therefore globally in the Lebanese co-produced cinema. To what extent these new narrative forms are adapted to the Lebanese destabilized geopolitical context? How do the documentaries, the dramas and the road movies establish a kind of Lebanese Identity and Lebanese memory in these movies, so they are frequently selected in European and International movies festivals? Keywords | Lebanese co-produced Cinema – Author cinema – War Cinema – Bilingualism and French-speaking. 72 Regards, 24 | 2020 Noha Maroun Le cinéma est essentiellement une industrie qui engendre un art, il est également un secteur vulnérable car les cinéastes recherchent toujours des producteurs et se plient souvent à des contraintes drastiques, afin que le film naisse. Le cinéma de la zone arabe et moyen-orientale ne déroge pas aux normes, c’est pourquoi Kamran Rastegar évoque les nombreuses « apories »1, qui caractérisent l’ensemble de ce cinéma inclassable. Le cinéma libanais, qui fait partie du cinéma arabe et moyen oriental attire, depuis longtemps, les producteurs et les sociétés de production francophones et européens. Ce cinéma de qualité, ce cinéma d’auteur est très bien remarqué dans les plateformes des festivals, en tant que cinéma représentatif d’une zone géopolitique en conflit et en tant que cinéma différent du « Main Stream » hollywoodien. Il est vrai que l’industrie cinématographique libanaise a subi de lourdes pertes suite à la guerre civile de 1975-1990, à tel point que le cinéma libanais contemporain semble, jusqu’à présent, indissociable de la thématique de la guerre et de ses dommages collatéraux. Raphaël Millet avance que « des cinéastes ont succédé aux miliciens. La caméra a remplacé la Kalachnikov »2. Le cinéma libanais fragmenté et largement impacté par la guerre civile est aussi le sujet de réflexion d’Élie Yazbek dans son essai sur le cinéma libanais contemporain, puisqu’il se demande, dubitatif, de la possibilité ou de l’impossibilité de l’existence d’un cinéma « sans guerre ou hors guerre3 ». On remarque néanmoins dans la période post-guerre un essor remarquable de l’industrie cinématographique libanaise grâce aux nombreux cinéastes contemporains et grâce aux nombreux accords de co-production signés entre le Liban et La France en l’an 2000 puis modifiés et assouplis en 2016. Ces accords vitaux pour le septième Art au Liban impliquent le ministère de la culture et de l’enseignement supérieur libanais, la Fondation Liban Cinéma, mandatée par le ministère pour s’occuper des accords bilatéraux et le Centre National de la cinématographie et de l’image animée français (Le CNC). Ils dynamisent et encouragent les œuvres cinématographiques nationales, occultées localement par le cinéma commercial et les super-productions hollywoodiennes. De plus, ces films coproduits seront largement diffusés en Europe, au Canada et aux États- Unis, du moment où les cinéastes libanais recrutent des équipes techniques mixtes et tournent facilement dans des lieux communs aux deux pays. Ces accords de coproductions permettent ainsi aux cinéastes libanais de bénéficier de nombreuses aides, de trouver des débouchés internationaux pour optimiser les recettes du film. Ces mêmes cinéastes collaborent étroitement avec des partenaires incontournables au Liban, notamment la Fondation Liban Cinéma et l’Institut Français à Beyrouth. 1- Kamran Rastegar, Surviving images cinema, War and cultural memory in the Middle East, New York, Oxford University Press, 2015, p. 96. 2- Raphaël Millet consacre un chapitre au cinéma libanais intitulé « L’arte povera des ruines du cinéma libanais » in Raphaël Millet, Cinémas de la Méditerranée Cinémas de la mélancolie, Paris, L’Harmattan, Coll. « Images Plurielles », 2005, p. 59. 3- Élie Yazbek, Regards sur le cinéma libanais (1990-2010), Paris, L’Harmattan, 2013, p.67. 73 Regards, 24 | 2020 Le cinéma libanais coproduit : écarts et variations Cette coopération bilatérale renforce les liens culturels entre le Liban et la France, tout en préservant et en stimulant une certaine diversité culturelle. Alors les cinéastes libanais s’inscrivent dans le champ de la création et l’innovation permanentes. L’on se demande donc comment le cinéaste-auteur libanais s’affranchit-il des normes de coproduction et greffe t-il dans son film des formes narratives et des thèmes originaux ? Dans quelle mesure le scénario écrit et les images filmiques garantissent-ils quelques espaces de liberté pour le cinéaste engagé qui évite de justesse les écueils de la censure ? Quelles seraient finalement les catégories de films les plus prisées par les cinéastes- auteurs libanais ? Dans notre article, nous analyserons un corpus de films coproduits avec le CNC, mais aussi avec des sociétés de co-production comme les Fonds pour la Francophonie, Canal +, Canal Horizon, et beaucoup d’autres, qui auraient soutenu et financé ledit film, du début du tournage jusqu’à sa distribution dans les salles, en passant par le budget débloqué pour la promotion, la publicité et la diffusion du film. Mais ce parcours périlleux du Septième Art se heurte à plusieurs obstacles. Le cinéma libanais coproduit serait alors un cinéma hétéroclite qui se fonde essentiellement sur un « système d’écarts irréductibles », si j’emprunte l’énoncé de Christian Ruby qui développe les « trois écarts du cinéma mis à jour : l’écart cinéma littérature, l’écart entre les arts, l’écart entre cinéma et politique4 ». Par ailleurs, la notion d’« écart » est initialement utilisée par Léo Spitzer dans le domaine stylistique pour signifier le passage du degré zéro de l’écriture au second degré, alors « le repérage de l’écart orientait l’esprit vers les détails aberrants, vers les formations déviantes (à la condition que leur répétition les rendit symptomatiques)5 ». Cette notion d’écart et son corollaire la notion de variations thématiques seront décelés dans l’image et les scénarios de quelques films coproduits afin de mettre en relief la spécificité du cinéma libanais. Des variations qui riment avec les vibrations ainsi définies par Philippe Durand : Le film doit être parcouru d’une vibration : le rythme. La vibration trouve son étincelle dans la rencontre entre plein et vide, entre figuré et non-dit, entre visible invisible. Mais ne peut se propager que si le plein intègre le vide, le visible l’invisible, la réalité l’irréalité6. Les analyses thématiques seront rattachées à d’autres analyses spatiales, temporelles et actancielles. Dans quelle mesure les écarts scénaristiques et les variations thématiques aident-ils le cinéaste libanais à innover dans son film ? 4- Christian Ruby, “Le cinéma un système d’écarts irréductibles” in https://www.nonfiction.fr, du 31 mai 2011, consulté le 8 juin 2020. 5- Léo Spitzer, Études de style, précédé de Léo Spitzer et la lecture stylistique de Jean Starobinski, Paris, Gallimard,Coll. « Tel », 1981, p. 28 6- Philippe Durand, Cinéma et montage, un art de l’ellipse, Paris, Cerf, Coll. « 7Art », 1993, p.263. 74 Regards, 24 | 2020 Les écarts En dépit des contraintes des sociétés de production, quelques films libanais s’écartent des formes narratives traditionnelles, telles qu’elles sont définies par Francis Vanoye comme « le paradigme hollywoodien classique7 » qui pourrait en principe garantir le succès commercial d’un film. Les cinéastes libanais contemporains ont souvent tendance à déconstruire le triangle hollywoodien qui met en présence trois grands rôles : le Persécuteur, la Victime et le Sauveteur. Ils éliminent fréquemment le suspense et le manichéisme dans la plupart des œuvres cinématographiques coproduites. En dépouillant leurs films de certains clichés filmiques, ils semblent privilégier un scénario « tranche de vie », en reprenant la célèbre formule d’Alfred Hitchcock : « certains films sont des tranches de vie, les miens sont des tranches de gâteau8 ». 1. Le scénario tranche de vie Dans les films libanais coproduits, le scénario tranche de vie retrace un épisode de la vie d’un acteur, qui suit une trajectoire apparemment ordinaire, trop ancrée dans la réalité de son vécu quotidien. Dans ce schème linéaire, le cinéaste déconstruit la narration traditionnelle dans un film de fiction, afin de renouveler les formes narratives stéréotypées. Le spectateur suit alors l’évolution du personnage aboulique et vélléitaire, donc en principe un « antihéros » qui affronte maints épreuves et méfaits dans l’espoir de reconstruire son identité mitigée. Prenons l’exemple du film Liban pays du miel et de l’encens (1988) de Maroun Baghdadi, le cinéaste « qui a fait un cinéma libanais avec pour seul objectif uploads/Litterature/ 484-texte-de-l-x27-article-826-1-10-20200924 1 .pdf
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- Publié le Aoû 26, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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