1 www.comptoirlitteraire.com présente ‘’L’idéal’’ sonnet de Charles BAUDELAIRE

1 www.comptoirlitteraire.com présente ‘’L’idéal’’ sonnet de Charles BAUDELAIRE dans ‘’Les fleurs du mal’’ (1857) XVII Ce ne seront jamais ces beautés de vignettes, Produits avariés, nés d'un siècle vaurien, Ces pieds à brodequins, ces doigts à castagnettes, Qui sauront satisfaire un cœur comme le mien. Je laisse à Gavarni, poète des chloroses, Son troupeau gazouillant de beautés d'hôpital, Car je ne puis trouver parmi ces pâles roses Une fleur qui ressemble à mon rouge idéal. Ce qu'il faut à ce cœur profond comme un abîme, C'est vous, Lady Macbeth, âme puissante au crime, Rêve d'Eschyle éclos au climat des autans, Ou bien toi, grande Nuit, fille de Michel-Ange, Qui tors paisiblement dans une pose étrange Tes appas façonnés aux bouches des Titans. 2 Analyse Ce poème fait partie, avec ‘’La beauté’’ et ‘’La géante’’, d’un groupe de trois sonnets du recueil ‘’Les fleurs du mal’’, situés dans la partie intitulée ‘’Spleen et idéal’’, qui permirent à Baudelaire d’indiquer ce qu’il entendait par le terme d’«idéal», plus exactement de définir son goût en matière d’art, en recourant d’ailleurs, à des figures féminines. Comme c’est souvent le cas dans les sonnets, celui-ci est construit sur l’opposition entre les quatrains et les tercets. En effet, les deux quatrains expriment la critique par Baudelaire du goût de l’époque contemporaine, tandis que les deux tercets font l’éloge d’une beauté classique. Examinons le poème en détail. Dans le premier quatrain, Baudelaire prend une position ferme et définitive, dont il prétend qu’elle ne changera pas dans l'avenir, pour critiquer le goût de ce «siècle vaurien» (l’emploi de «vaurien» comme adjectif est étonnant), en usant d’un champ lexical dépréciatif («ces», qui est répété, marque l’éloignement, le rejet, le mépris) pour repousser diverses manifestations d’une culture de masse avec absence de goût personnel : - les «beautés de vignettes», celles, banales, superficielles, vulgaires, soumises aux aléas de la mode de l’époque, qui pourraient être des illustrations publicitaires, qui ne sont que des «produits avariés», c’est-à-dire «altérés», «corrompus», «faisandés», «pourris» ; - les «pieds à brodequins», les «doigts à castagnettes», qui sont les accessoires permettant d’appuyer les effets auxquels se plaisaient (et se plaisent encore) les flamboyantes danseuses espagnoles, qui étaient en vogue à l’époque chez les romantiques ou chez Mérimée. C’est avec orgueil que, en se désignant par la métonymie du «cœur», Baudelaire se juge un être d’exception. Dans cette strophe, qui forme une seule phrase, le jeu des rimes est significatif : «vignettes» trouvant un écho dans «castagnettes», tandis qu’au contraire «vaurien» s’oppose à «mien». Dans le second quatrain, Baudelaire rejette, avec le mépris que marquent les mots «Je laisse», les femmes créées par Gavarni, Sulpice-Guillaume Chevalier dit Paul Gavarni (1804-1866), aquarelliste et dessinateur français, qui se fit remarquer par des séries lithographiques (‘’Les étudiants’’, ‘’Les lorettes’’, ‘’Les actrices’’, ‘’Les hommes et femmes de plume’’, ‘’Les enfants terribles’’, ‘’Fourberies de femmes’’) et des dessins qui faisaient de lui un observateur moqueur, parfois amer, de la société parisienne sous Louis-Philippe et le Second Empire. Ernest Prarond écrivit : «Dans ce temps-là (1842-1846), il (c'est-à-dire Baudelaire) commençait à discuter les modernes […] Parmi les dessinateurs, comme il était parfois de parti pris violent, il adorait Daumier et abominait Gavarni.» Pourtant, il allait dire aussi de lui : «Tel qu’il est, Gavarni est un artiste plus qu’intéressant, dont il restera beaucoup. Il faudra feuilleter ces œuvres-là pour comprendre l’histoire des dernières années de la monarchie.» (‘’Curiosités esthétiques’’, 1868). Gavarni présentait des «beautés d’hôpital», c’est-à-dire des femmes pâles («pâles roses»), maladives (elles sont, dans le poème ‘’J’aime le souvenir de ces époques nues’’, appelées «des beautés de langueur»), parce qu’elle sont atteintes de «chlorose». Ce mot désigne une décoloration de l'épiderme qui vire au blanc verdâtre, conséquence d’une anémie due au manque de fer. Déjà, l’empereur romain Constance Ier avait été surnommé «Constance Chlore» (de «chlorus» : «pâle»). En 1825, Balzac avait écrit un roman intitulé ‘’Wann-Chlore’’, nom de l’héroïne, une jeune Anglaise romantique, évanescente, jalouse, et surtout si pâle qu'on la surnomme Chlora, roman qu’il remania et republia en 1836 sous le titre de ‘’Jane la pâle’’. De la même façon que Baudelaire, le poète Banville s'en prenait aux «beautés de chlorose» dans un article de juillet 1848 où il reprochait au romantisme son goût des pâleurs maladives, et le rendait responsable du fait que les arts se mouraient «d'une chlorose de couvent» ; dans un autre article, il vanta la nouvelle école, «cette belle école française qui n'aime pas les muses belles des blancheurs de la pâle chlorose». Baudelaire allait, dans son poème ‘’Le soleil’’, faire de celui-ci un «ennemi des chloroses». 3 Par «troupeau gazouillant», ces femmes sont identifiées à des oiseaux grégaires et bruyants, sont considérées comme bavardes, superficielles sinon idiotes. À la fin du quatrain, Baudelaire annonce déjà sa préférence pour «une fleur qui ressemble à [son] rouge idéal», la mention de la «fleur» devant être mise en rapport avec le titre même du recueil, ‘’Les fleurs du mal’’, tandis qu’il revendique le «rouge» comme sa couleur de prédilection car elle symbolise l’érotisme, la passion, mais aussi la violence, non sans ambiguïté d’ailleurs, car, dans «rouge idéal», on peut se demander quel mot est le nom, quel mot est l'adjectif. Dans cette strophe encore, qui forme elle aussi une phrase, le jeu des rimes est significatif : «chloroses» s’opposant à «roses», et «hôpital» s’oppose à «idéal». Dans les quatrains, Baudelaire a donc manifesté son rejet en multipliant les termes péjoratifs. Dans les tercets, il propose autre chose, fait l’éloge de l’esthétique classique. Au début du premier tercet, l’affirmation : «Ce qu’il faut à ce cœur profond» répond à celle du vers 1 pour définir des marques de l’idéal esthétique de Baudelaire qui, toutefois, semble se dissocier de son propre «cœur» pour bien signifier que cet idéal satisfait, non pas une conception intellectuel, mais un sentiment, produit des émotions, qui, d’ailleurs, le séparent de la multitude, idée exprimée aussi dans d’autres poèmes comme ‘’L'albatros’’, ‘’Bénédiction’’ ou ‘’Élévation’’. Aussi ne craint-il pas l’orgueilleuse hyperbole qu’est «profond comme un abîme» ! Puis il donne un premier exemple de cette beauté qui lui plaît, celui de Lady Macbeth, le personnage de Shakespeare, dans sa pièce ‘’Macbeth’’ , la plus sombre de ses tragédies, où, épouse de Macbeth, cette femme perfide participe à sa conquête du trône en le soutenant par ses intrigues, en l'encourageant à commettre trahison et meurtre. Le poète s’adresse à elle, en la vouvoyant, ce qui marque bien le respect qu’il lui porte. Il la célèbre pour son crime et non pour le remords qui la tenaille après le meurtre de Duncan, et la fait sombrer dans la folie, et aboutir au suicide. L’action se situe en Écosse, où, selon Baudelaire, règne le «climat des autans», alors que ces vents orageux, impétueux sont ainsi désignés dans le Midi de la France ! Mais son évocation de ce royaume des brumes et des tempêtes est, depuis Ossian et Chateaubriand, tout à fait romantique. Il fait de Lady Macbeth une curieuse interprétation puisqu’il la voit comme la réalisation du «rêve d’Eschyle», le grand auteur grec de tragédies qui, selon lui, l’aurait ébauchée avec, par exemple, son personnage féminin, Électre, qui incite son frère, Oreste, à venger leur père, Agamemnon, en tuant leur mère, Clytemnestre, et son amant, Égisthe. Cette vision historique de Baudelaire fait donc courir de la Grèce antique au romantisme, en passant par Shakespeare ! Le second tercet, où la phrase se continue, propose, comme autre exemple d’œuvre classique, ‘’La Nuit’’, sculpture de Michel-Ange qui se trouve dans la chapelle des Médicis à Florence, et que Baudelaire connaissait par des lithographies, qu’il appréciait tant, qui lui était si familière qu’il put la tutoyer. 4 Par une belle antithèse et une significative antonomase (on s’attend à «dors», et «paisiblement» suggère le sommeil, ce à quoi concourt le rythme ternaire du vers), cette femme «tor[t]» ses «appas» dans «une pose étrange». Il faut remarquer que, en employant le verbe «tors», Baudelaire n’était pas du tout original car Gautier avait parlé de femmes qui «tordaient leurs membres nus» ou encore de «corps tordus dans toutes les postures». Cependant, dans le vers final, qui est vraiment la chute à laquelle un sonnet doit conduire, il apparaît, image très forte, que, la Nuit étant, dans la mythologie grecque, la mère des «Titans», divinités primordiales géantes qui ont précédé les dieux de l'Olympe, ses «appas», qui sont ses seins, ont été déformés par des êtres si forts et si avides dès la naissance ! Voilà donc une œuvre classique où était représenté un repos en fait bien étrange et bien inquiétant ! Ainsi, Baudelaire, qui était toujours dans ce spleen qui le faisait aspirer à l'idéal inaccessible, en opposant l'ordinaire et l'idéal, des formes artistiques qui sont les stéréotypes du goût commun qui font l'unanimité et celles qui satisfont son exigence de poète, l'abîme et l'élévation, illustra ici encore son goût du paradoxe, puisque, s’il refusait l’art contemporain qui était une décadence du romantisme, en lui préférant un art classique, il choisissait des œuvres uploads/Litterature/ 926-baudelaire-l-ideal.pdf

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