A propos d'une polémique récente concernant l'oeuvre de G. Scholem. Considérati
A propos d'une polémique récente concernant l'oeuvre de G. Scholem. Considérations méthodologiques et réflexions sur la féminité de la Chekhina dans la cabale. Charles Mopsik Article paru dans la revue Pardés, 12, 1990, p. 13-25. Dans le premier numéro de Pardés, en 1985, Eric Smilévitch et moi-même consacrions un article à la gnosticisation de la cabale dans l'oeuvre de Gershom Scholem. Nous y critiquions en termes sévères la thèse de ce savant hors du commun selon laquelle la cabale était constituée de la rencontre de deux grandes pensées : le néoplatonisme d'une part et le gnosticisme de l'autre. Nous ne connaissions pas à l'époque les travaux de Moché Idel qui proposent une alternative aux conceptions de Scholem : en un mot, au lieu de voir dans la cabale le réceptacle tardif de traditions gnostiques qui remontent à la fin de l'Antiquité, il vaut mieux considérer que le gnosticisme a reçu et retravaillé à sa façon des matériaux d'origine juive, qui ont continué à cheminer par ailleurs pour aboutir au XIIe siècle aux premières formulations écrites de ce qui a été la cabale. Les idées de M. Idel sont exposées, outre divers articles, dont l'un d'eux a été publié dans un précédent numéros de Pardés, dans un récent ouvrage, Kabbalah, New Perspectives, publié par l'Université de Yale en 1988 (New Haven-Londres). Ce livre vient d'être le point de départ d'une virulente polémique qui fait rage à Jérusalem, dans sa fameuse Université Hébraïque. Ychaïah Tishby, professeur renommé pour ses oeuvres d'historien de la cabale, fidèle ami de G. Scholem, vénérable représentant de son école de pensée, vient de prendre la plume, l'a trempée dans l'acide, et a rédigé un compte rendu qui se veut féroce du livre précité de M. Idel (édité dans le dernier numéro de la revue israélienne Sion). A ce compte-rendu qui a servi de prétexte pour déclencher un tir de barrage contre les idées de M. Idel, celui-ci a répondu dans le même numéro, en un article intitulé par ironie "Le nouveau est interdit par la Torah" (Hadach assour min ha-Torah). La discussion touche d'autres points que le seul problème du gnosticisme : l'expulsion d'Espagne et son impact dans le cabalisme, le messianisme lourianique et le rôle de la cabale de Safed dans le sabbataïsme. M. Idel tient des vues souvent opposées à celles de Scholem en ces matières - et à celles de I. Tishby. Nous n'en parlerons pas dans les lignes qui suivent. Nous préférons nous concentrer sur la question initiale relative au rapport entre le gnosticisme et la mystique juive. Des critiques de I. Tishby il y a peu à dire : elles sont latérales et ne traitent en rien de la question de fond. Celui-ci essaie d'abord de montrer que Scholem n'a jamais affirmé qu'il était convaincu d'une influence du gnosticisme sur le cabalisme, mais qu'il s'exprimait avec beaucoup de prudence sur ce sujet. M. Idel aurait mal interprété - volontairement ou non - les conceptions de Scholem et il l'aurait critiqué pour des positions qui n'ont, en fait, jamais été les siennes. Pour qui a lu les multiples ouvrages où Scholem s'est exprimé à ce sujet, il est difficile d'en croire Tishby. Scholem a rarement eu des opinions nuancées sur tout ce qui touche à la cabale et c'est le caractère extrêmement catégorique de ses assertions qui leur ont valu une telle audience. La difficulté, que soulève pourtant Tishby, et avec raison, c'est qu'il est quelque peu difficile de savoir avec précisions ce que Scholem pensait vraiment. L'écriture de Scholem comporte une dimension cryptique, qui est passée le plus souvent inaperçue, mais qui complique considérablement son interprétation. Il règne souvent dans ses oeuvres un flou dialectique, au reste très fécond et stimulant, mais qui exige les plus grands efforts pour être percé à jour. J'avoue personnellement avoir compris, au cours des années où j'ai lu et relu des textes de Scholem, de multiples façons une même page. Il m'est aussi apparu qu'il existait plusieurs lectures possibles d'un même écrit de Scholem, parfois mêmes contradictoires entre elles. Scholem a un génie particulier pour embrouiller l'esprit de ses lecteurs tout en les menant là où il veut les mener. En même temps qu'il traite d'une question historique, il introduit en catimini des considérations métaphysiques ou philosophiques sur la nature réelle et idéale du judaïsme et du destin du peuple juif. On ne sait jamais si l'on a affaire à une analyse purement historique et factuelle ou si l'on a en face des yeux une vision du monde générale, complexe, tourmentée, qui tente d'exprimer les contradictions vécues par Scholem et projetées sur le matériau étudié. Il y a certes, peu de sérénité dans le travail de ce savant hors du commun, qui m'apparaît aujourd'hui beaucoup plus comme un philosophe moderne du judaïsme, que comme un historien sans passion. Ce qui fait souvent que les critiques que d'autres savants plus "objectifs", tel Moché Idel, élaborent à l'encontre de ses thèses risquent de manquer la cible : celle-ci est mouvante, elle se déplace en même temps que la flèche qui tente de l'atteindre. Dans le débat qui l'oppose à Y. Tishby, M. Idel aurait pu trouvé un appui important dans le jugement que porte, non pas un spécialiste de la cabale, mais un spécialiste du gnosticisme. Après tout, les références et les analyses de textes gnostiques élaborées par des historiens de la mystique juive, même si elles sont assez nombreuses, ne sont que des travaux d'amateur. Comment le plus grand connaisseur actuel du gnosticisme considère-t-il la signification que Scholem, soutenu par Tishby, attribue au gnosticisme ? Dans une Introduction à la littérature gnostique, parue en 1986 (Paris, Le Cerf, p. 33), Michel Tardieu déclare : "Chez les judaïsants, Gershom Scholem fait un usage abondant et tout aussi peu rigoureux du mot gnostique, tantôt lui donnant un sens ésotérique comme dans son livre Ursprung und Anfänge der Kabbalah, Berlin, 1962 (trad. fr. Paris, 1966), tantôt le prenant pour un synonyme de "magique", comme dans Jewish Gnosticism, Merkabah Mysticism and Talmudic Tradition, New York, 1960, 1965." Cet manque total de rigueur dans l'usage que fait G. Scholem du mot "gnostique", rend du coup la critique de ses conceptions en la matière fort périlleuse. Ainsi, la validité intrinsèque des critiques de M. Idel, comme ses propositions alternatives parfaitement raisonnables et je dirais même pleines du meilleur bon sens, n'entameraient que l'élément réellement historique et scientifique des thèses scholémiennes, si l'on pouvait le détacher de la gangue compacte et sinueuse de sa pensée philosophique, disons de sa philosophie de l'histoire juive. Que Scholem ait eu tort de considérer qu'il existait au départ de la cabale une tension conflictuelle essentielle à l'égard du judaïsme de la Halakha, tension versée par lui au compte du gnosticisme, identifié hâtivement à tout ce qui est mythique et hérétique, M. Idel a mille fois raisons de le dire en faisant valoir ce simple fait que les premiers cabalistes étaient de grandes autorités rabbiniques et des maîtres en Halakha reconnus et estimés. Mais comment ne pas soupçonner, dans la mise en avant d'une signification ésotérique, secrète, du judaïsme, par ces maîtres éminents de la Halakha, l'affleurement d'une prise de distance intérieure, par rapport au discours publique sur le judaïsme, y compris dans ses formulations qui passent pour officielles. Le problème de l'existence de tendances antinomistes dans le cabalisme, que Scholem a reconnues à maintes reprises et s'est plu à exhiber, parce qu'elles seraient le ferment de messianismes, d'utopies, de forces révolutionnaires que ce savant cherchaient opiniâtrement au sein même de la littérature religieuse juive la plus orthodoxe, n'est en rien entamé par la critique de M. Idel, au contraire, il apparaît avec plus d'acuité encore : le fait historique indéniable et essentiel du rôle déterminant joué par des autorités de la Halakha dans l'élan créateur initial du cabalisme, que Moché Idel souligne avec raison, confronté aux tendances antinomistes latentes ou manifestes dans tel ou tel écrit, exacerbe la question de la nature de l'ésotérisme médiéval, des "secrets de la Torah". Le conflit ne peut être réduit à celui d'une école contre une autre, d'une tendance légaliste contre une tendance révolutionnaire. Il est devenu nécessaire de reconsidérer la nature normative de la Halakha elle- même : la Loi juive ne recèle-t-elle pas intrinsèquement une sorte de puissance antinomiste, anti- conformiste, voire contraire à l'ordre établi - à l'ordre établi dans une société ou une communauté qui a adopté cette même Loi comme sa norme ? Autrement dit, sont-ce les hommes maîtres en cette Loi qui, nourrissant intérieurement des arrières-pensées antinomistes, trouvèrent à les exprimer de façon détournée ou ambiguës, dans l'ésotérisme de la cabale, où bien plutôt n'est-ce pas la contrainte logique de la Loi, ses contradictions internes, ses complexes sémantiques non maîtrisés totalement et définitivement par la pensée juridique, qui contiennent, sous la forme d'une matière brute, des forces transgressives que l'on pourrait, pour accentuer le paradoxe, dénommer forces de transgression orthodoxes. Il ne s'agit pas de tendances hérétiques, ni transgressives au sens courant de ces mots. Car uploads/Litterature/ a-propos-d-x27-une-polemique-recente-concernant-l-x27-oeuvre-de-g-scholem.pdf
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- Publié le Fev 26, 2021
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