Littérature A rebours de : le Nom, le Réfèrent, le Moi, l'Histoire, dans le rom
Littérature A rebours de : le Nom, le Réfèrent, le Moi, l'Histoire, dans le roman de J. K. Huysmans Daniel Grojnowski Citer ce document / Cite this document : Grojnowski Daniel. A rebours de : le Nom, le Réfèrent, le Moi, l'Histoire, dans le roman de J. K. Huysmans. In: Littérature, n°29, 1978. pp. 75-89; doi : https://doi.org/10.3406/litt.1978.2085 https://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1978_num_29_1_2085 Fichier pdf généré le 26/05/2018 Daniel Grojnowski, Université de Paris VII. « A REBOURS » DE : LE NOM, LE RÉFÈRENT, LE MOI, L'HISTOIRE, DANS LE ROMAN DE J.K. HUYSMANS 1. Le nom Les quelques personnages <TA Rebours, comparses, utilités, silhouettes de rencontre apparues et disparues au fil des pages, sont nommés avec parcimonie 1. Des désignations telles que Madame Laure, Auguste (p. 137), rendent hommage à l'environnement social en feignant de créer un effet d'illusion réaliste : illusion illusoire du fait que ces satellites éphémères appartiennent au passé du héros dont, a contrario, le nom s'affirme comme signe omniprésent, complexe d'indices où le jeu des signifiants et des signifiés détermine l'écheveau textuel du roman : un nom à tiroir pour un récit sans événement se présentant comme une succession d'inventaires, un nom polysémique pour une narration que tresse la récurrence de quelques thèmes entrecroisés : décor, sensations, prédilections, haines. Le roman s'énonce comme la formule développée autant qu'éclatée d'un nom propre, nom rare, nom aristocratique, mais aussi contenant et contenu déterminant le territoire romanesque. Le nom ne définit ni une nature ni un destin comme dans la tradition mais le corps même du récit dans son ordonnance, son lexique, sa sémantique, sa phonie. Il porte en germe un univers dont l'excroissance envahira seize chapitres, définissant et délimitant les champs de signification. Le nom propre n'est plus un signe qui aurait pour réfèrent « un grêle jeune homme de trente ans, anémique et nerveux, aux joues caves, aux yeux d'un bleu froid d'acier, au nez éventé et pourtant droit, aux mains sèches et fluettes » (p. 48), dont nous n'apprendrons rien d'autre en ce qui concerne la physionomie. Annihilé aussitôt qu'évoqué en ces quelques lignes, le personnage est constitué d'un agglomérat de sept syllabes, noyau producteur des différentes séries d'expansions qui génèrent le texte. A Rebours 1. Nos références renvoient à l'édition d'A Rebours dans la collection 10/18. 75 apparaît comme la prolifération verbale d'un nom propre : Jean Floressas des Esseintes. Il faut donc interroger ce nom mot à mot, syllabe par syllabe, le prendre et le comprendre au pied de la lettre, puisque le texte ne cessera de s'avouer jeu des mots saisis dans leur inanité sonore et signifiante. Ainsi le prénom ouvre deux filières qui contribuent à fonder la mythologie du roman dans la mesure où il se dédouble pour désigner Jean-Baptiste mis à mort par Salomé (Jean victime de l'attrait qu'exerce sur lui les seins de la danseuse, p. 117), épisode dont le répondant sera le cauchemar du héros voué à la castration par l'étreinte d'une femme-fleur (ch. VIII) — ainsi que Saint- Jean à Pathmos qui est mentionné dans le chapitre XII (p. 249) et dont l'Apocalypse sera démarquée dans les dernières pages de l'œuvre. Par le prénom s'exprime à la fois la problématique de la sexualité et celle de l'Histoire. Dédoublé en ces deux Jean du Nouveau Testament, le personnage prophétise et assume une double mort du désir : désir de l'autre par l'impuissance sexuelle, désir des autres par l'impuissance de l'individu devant la société de l'âge industriel. Il est en cela solidaire des saints désignés, comme son nom propre le confirme par redondance : Jean des Es-(saint)-seintes, le saint à rebours que n'anime ni ferveur ni foi mais aussi l'anachorète qui cherche refuge dans une thébaïde afin de préserver l'art de la corruption de l'argent. Floressas, c'est la fleur dans ses diverses acceptions et dérivations, aux sens propre et figuré, la représentation de la précellence se référant tant à l'ascendance du personnage (la fleur du blason nobiliaire) qu'à l'écriture qui trame le récit (la fleur de rhétorique). C'est l'artifice des pierreries florales qui ornementent la carapace de la tortue afin de la dé-naturaliser en l'intégrant à un décor d'esthète, le fleur phéniqué, la flore monstrueuse des dessins de Redon (parmi lesquels figure une tête coupée), la flore que le héros assemble en sa demeure (ch. VIII) — flore lexicale énonçant l'absence de tout bouquet : Caladium, Alocasia Metallica, Anthurium, Amor- phophallus — avant d'assister à leur inquiétante métamorphose dans l'épanouissement du rêve. Elle est emblème distinctif du dandy, objet rare et artefact (« fleurs factices singeant les véritables fleurs, naturelles imitant les fleurs fausses », p. 161), anthologie de textes constituant la bibliothèque du lettré sous forme de florilège : littérature de la décadence latine (ch. III), du christianisme moderne (ch. XII), de l'avant-garde contemporaine (ch. XIV), qui font d'A Rebours le livre des livres. Les écrivains de prédilection, adonnés aux effets de langue, se trouvent tour à tour mentionnés, commentés, imités. Si l'auteur des Fleurs du Mal est si souvent invoqué, c'est qu'il a abandonné l'investigation des floraisons normales pour se tourner vers les végétations sous-terraines. Les fleurs incarnent une manière d'être modalisée par un style d'auteur : elles sont « flores byzantines », faits d'écriture, qui ne cessent de se désigner comme tels. 76 Fleur détachée des essaims, de la foule, de la multitude, des Esseintes est l'homme qui ne peut accepter le monde contemporain aliéné par le culte du progrès. Le regard qu'il jette sur la société, dans la « Notice » et le dernier chapitre, dresse constat de F« horrible réalité de l'existence ». C'est pour fuir ses semblables, parmi lesquels il ne trouve que médiocrité ou vénalité, qu'il cherche un refuge et s'efforce de vivre en autarcie dans l'exil volontaire des classes et de l'idéologie dominantes, pour constituer son propre système de valeurs. Il se fait Jean Floressas des Essences, lesquelles ont pour fonction de nier la trivialité de l'existence bourgeoise : essences de parfums (ch. X), essences de nourriture, essences d'œuvres d'art, de sensations, d'idées, c'est dans un univers clos qu'il substitue les essences et quintessences aux objets démonétisés du monde extérieur. L'adultération des valeurs qui résulte de la dégénérescence de l'aristocratie et de l'ascension de la bourgeoisie, promue classe dirigeante, détermine le refus des substances considérées dans leur historicité, au profit des essences immuables et inaltérables. En désirant un ailleurs qui se trouve n'importe où hors du monde, des Esseintes se voue à la quête d'un sens fondé en éternité. Diverses symétries instaurent au niveau du nom une permanence qui fige la durée. Répétition des trois syllabes (Floressas/des Esseintes), des neuf lettres (Floressas/Esseintes), répartition des S (floreSSaS deS eSSeinteS) miment la stagnation d'un récit qui procède par redites. A Zola, qui lui reprochait d'avoir fait son personnage « aussi fou au commencement qu'à la fin », Huysmans répond en invoquant le caractère obligé de cette « fatale monotonie » 2. Le nom définit également la sexualité du héros dans sa manière d'être et la morale qu'elle implique. Il traduit simultanément un refus, une hésitation et une option. Refus de ce qui est sain au profit des valeurs décadentes : déliquescence, morbidité, névrose, impuissance. Hésitation entre la virilité (le prénom) et la féminité (le nom propre), qui provoque la peur de la femme, la tentation homosexuelle, la fascination de l'androgynie et de la transsexualité lorsqu'est tentée l'expérience de permutation avec la femme virile miss Urania. Option pour une sexualité inclassable établie hors des normes, qui ne peut être désignée que par un néologisme : « fémi- nilité » (p. 183) 3. L'impossibilité d'intégrer la sexualité dans une norme de comportement procède évidemment d'une totalité. Extravagant, excentrique, des Esseintes est un personnage hors du commun qui fonde sa manière d'être sur le credo de la déviance. Parce que maudite, cette adhésion à la transgression morale et religieuse est occultée au niveau de l'onomastique. Mais une longue référence au divin marquis invite à décrypter le nom dans 2. Mélanges Pierre Lambert, A.-G. Nizet, 1975, p. 31. 3. « II est peu de livres sur la femme, sur l'intime féminilité de son être depuis l'enfance jusqu'à ses vingt ans, peu de livres fabriqués avec autant de causeries, de confidences, de confessions féminines » (Edmond de Goncourt, préface à Chérie, 1884). 77 la perspective d'un exercice du sacrilège : « La force du sadisme, l'attrait qu'il présente gît donc tout entier dans la jouissance prohibée de transférer à Satan les hommages et les prières qu'on doit à Dieu; il gît donc dans l'inobservance des préceptes catholiques qu'on suit même à rebours » (p. 255). On ne s'étonne donc pas de voir le nom incorporer la désagrégation que le personnage ne cesse de mettre en pratique : fioresSAsDEsesseintes On voit dans quelle mesure Huysmans tend à constituer son héros en personnage textuel, produit verbal devenant producteur d'un récit qui le diffracte, l'éparpillé en constellations de vocables : « II choisit dans une collection japonaise un dessin représentant un essaim de fleurs » (p. 101). De tels réseaux parcourent le roman, qui confirment le uploads/Litterature/ a-rebours-de-le-nom-le-referent-le-moi-l-x27-histoire-dans-leroman-de-j-k-huysmans-daniel-grojnowski.pdf
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- Publié le Jul 29, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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