Accueillir, aimer, nommer la femme étrangère. paru dans Mythes et représentatio

Accueillir, aimer, nommer la femme étrangère. paru dans Mythes et représentations de l’hospitalité, A. Montandon (éd). PUBP, Clermont-Fd, 1999, p.325-339. Joachim MANZI Université Blaise Pascal URA 2007 CNRS - CRLA Archivos Celui qui n’a pas de lieu — disait un sage — fait de son désir d’en avoir un son véritable lieu E. Jabès, Le livre de l’hospitalité Pourquoi de nos jours accueille-t-on un étranger, un inconnu ? L'hospitalité ne se soucie-t- elle pas du genre sexuel de l'hôte invité ? Quelle part de ma propre condition d'étranger m'est révélée lorsque j’accueille un étranger ou une étrangère ? Ces questions et bien d'autres m'assaillent depuis quelque temps, et en particulier depuis qu'une certaine forme d'hospitalité a formellèlement pris fin pour moi en ce pays. Une fois acquise la citoyenneté et ayant adopté les règles de vie du pays, l'étranger cesse en principe de l'être, comme l'explique Jacques Godbout (1997, p. 45)1. Il est dès lors censé devenir un membre de la communauté à part entière — ou presque —. Pour ma part, ayant passé du statut d'hôte invité et de résidant, à celui d'hôte invitant ou de citoyen, mes questions n'auraient à l’heure actuelle plus lieu d'être, sinon rétrospectivement afin de trouver les raisons qui ont peut-être poussé beaucoup d'amis à me l'offrir, cette hospitalité. Et pourtant, les interrogations reviennent sans cesse, marquées du sceau de ce “ presque ” qui m'accompagne, qui empreint encore la perception que l'on peut avoir de moi en tant que nouveau citoyen et qui était, il n'y a pas si longtemps, étranger. Même intégré, je m'aperçois que je reste étranger, un peu à la manière d'Iks, l'un des passagers d'une Nef des fous qui avoue ne pas être né étranger. C'est une condition que j'ai acquise avec le temps et non par volonté propre. Vous- même vous pourriez y parvenir si vous vous le proposiez, quoique je ne vous le conseille guère. Au moins ne le devenez pas définitivement. (N, p. 29).2 Ce décalage, cette imperfection irréversible liée à l'étranger, ce “ presque” qui marque toujours sa réalité d’un excès ou d’un défaut, est pour moi indissociable de ce qui fait advenir les pensées et les images à l'espace du « peut-être », là où se côtoyent et élisent domicile le possible, l'imaginaire et la fiction. Autant dire que, s'il y a réponse aux dilemmes de l'hospitalité actuelle et de la condition d’étranger, c'est seulement à travers le prisme des œuvres littéraires qui m'interpellent et m'habitent, et qui me semblent autoriser les notes par trop personnelles de cette première partie de l'article. Si je me décide donc à ébaucher des réponses à partir de fictions romanesques et poétiques, c'est pour sonder la dimension imaginaire de cette hospitalité actuelle — celle que j'offre et celle que l'on m'offre — et pour voir comment le désir amoureux les resource dans des substrats littéraires très anciens. 1 Voir la fin de l’article pour les références bibliographiques complètes. 2 Afin de ne pas alourdir le texte de notes en bas de page, les deux titres étudiés de Cristina Peri Rossi seront respectivement abrégés N et B et cités par le numéro de page des éditions citées en bibliographie. Je traduis en français les extraits cités. 2 Composition de lieu A cette démarche critique et spéculative m'invite aussi une femme-écrivain uruguayenne qui réside en Espagne depuis une vingtaine d'années. Cristina Peri Rossi déclare en effet écrire en répondant à l'une des fonctions les plus anciennes de la littérature, celle de la reconnaissance et de l'identification. Elle aime par ailleurs à reprendre à son compte les tâches du scribe en Egypte ancienne, à savoir consigner le présent et prophétiser l'avenir. A l’instar de la « génération critique » uruguayenne des anées soixante — ainsi appelée par A. Rama (1972, p. 19) —, ses textes témoignent d’une rupture du pacte mimétique, qui est servie par une vision lyrique et critique du monde contemporain. Celui-ci apparaît progressivement en désintégration et dispersion, soit pour annoncer la débâcle politique et sociale des dictatures des années soixante-dix comme dans El libro de mis primos (1969), soit pour témoigner de la Diáspora (1976), de l’arrachement propre à l’exil auquel elle fut bientôt contrainte. Mais, passé l’exil et résolue son intégration à l’Espagne, la fragmentation discursive a persisté dans l’œuvre des années quatre-vingt. Certains romans enchaînent des noyaux thématiques qui peu à peu se croisent et se recoupent pour dessiner une vague intrigue, d’autres suivent le cheminement cahoteux d’une seule voix narrative, suspendue au retour improbable de l’aimée de Solitario de amor (1988). Dans l’un et l’autre cas, tout concourt à poser des mondes fictionnels abstraits et opaques : le caractère statique de la progression actantielle, les nombreuses digressions, de même que le brouillage des références spatio-temporelles, souvent allusives et parfois précises afin de suggérer un transport implicite des diegèses vers les mondes réels et contemporains des pays dévéloppés. L’allégorie est considérée par l’auteur comme « son instrument littéraire préféré » (1998, p. 95). Elle est en effet emblématique des recueils narratifs précédents tels que Los museos abandonados (1968) ou El museo de los esfuerzos inútiles (1983) et vient à s’amplifier lorsqu’il s’agit de mettre à l'épreuve l'actualité de motifs littéraires consacrés comme le topos médiéval de la nef des fous ou le mythe biblique de la tour de Babel. La tournure amère et parfois grinçante que cette réécriture donne à l’errance dominante du roman La nave de los locos (1984), s’oppose en tout point à la tonalité lyrique fastueuse du volume poétique Babel bárbara (1991). Pourtant un même dispositif textuel orienté vers l’abstraction et la réflexion organise leur matière poétique et narrative : l’anonymat des personnages, le désembrayage et la restriction du cadre spatio-temporel, la focalisation neutre — c’est-à-dire masculine — de la narration. Dans un tel no man's land narratif, seul le vécu bienveillant de l'hospitalité parviendra à rompre la suspension et l'étrangeté des repères, à réunir librement les idéaux ancestraux et les conflits actuels tels qu'ils se rencontrent dans ce véritable « pont » entre le même et l'autre, entre l'identité et l'anonymat qu'est cette institution pour J.-Cl. Raffestin (1997, p. 167). Avant la rencontre hospitalière, c'est l'incomplétude qui caractérise les personnages de ces allégories : ils sont en effet marqués par une commune indistinction patronymique, ethnique et en partie sexuelle. Certains sont désignés par des noms propres novateurs comme Equis (Iks en français), le protagoniste exilé de la nef des fous, dont le nom, une simple transcription de la lettre X, dit à la fois l’anonymat, l'absence de qualités et l’inconnue qu’il représente à la fois pour ses congénères et le lecteur. D’autres proviennent de la tradition littéraire, comme Perceval, l’enfant qui forme avec Eve, sa mère, et avec Morris, l’amant du premier, un trio amoureux épanoui et voyageur. D’autres enfin, plus nombreux, sont simplement dépourvus de tout nom propre, nommés par leur type ou rôle énonciatif de poète ou de femme étrangère, comme les deux protagonistes de Babel bárbara. A l’instar du caractère problématique du premier nom mentionné, l’effacement nominal ou patronymique ouvre la possibilité de spéculer sur le lien entre le nom et le faisceau de marques identitaires qui lui sont d’habitude associés. 3 Le cadre spatio-temporel des intrigues est également abstrait tout en suggérant un cadre réel précis, puisque désigné tantôt par des toponymes figurés et ostensiblement fictifs comme l’île appelée « Peuple de Dieu » (N, p. 97), tantôt situés par rapport à des ancrages réels comme Londres, New York ou Barcelone, mais fortement déréalisés par les anecdotes scabreuses rapportées — les méthodes honteuses de disparition des opposants, la mort des marginaux dans l’indifférence des grandes métropoles (N, pp. 55-63 et 70-71) — ou par des incises hypothétiques et baroques (« si ceci est Barcelone, si c’est le mois d’août » B, p. 20). La restriction des espaces à leur expression la plus neutre — une simple chambre d’hôtel ou une petite chambre à coucher — contribue à rendre encore plus anonyme et vague l’espace de la diegèse. Celui-ci est focalisé par une voix neutre et étrangère qui s’affirme masculine pour mieux déroger enfin ses attributs d’universalité et de neutralité, tel que nous le verrons pour Iks, le protagoniste de La nave de los locos. Le désembrayage temporel est tout aussi ambigu puisque, si aucune référence historique précise n’est mentionnée, en revanche certains commentaires des personnages renvoient comme on vient de le voir à la période actuelle par la mort violente des sujets marginaux, ou par des mentions ironiques à la période où règnent en maîtres le dollar, la perplexité et la pénurie (N, pp. 41 et 101). Le monde contemporain auquel se réfèrent ces deux fictions allégoriques est visiblement celui qui est issu du mariage de la raison technique et du cauchemar totalitaire, pour paraphraser J. G. Ballard, cité en exergue de La nave de los locos. Des suites de ce mariage pâtissent encore la terre, épuisée, les hommes, désaxés, et leurs sociétés, délestées des grands récits idéologiques qui avaient jadis servi de repère. Postérieur aux deux grands uploads/Litterature/ accueillir-aimer-nommer.pdf

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