Voix plurielles 10.1 (2013) 35 Oralité et figuration de la mémoire chez Césaire

Voix plurielles 10.1 (2013) 35 Oralité et figuration de la mémoire chez Césaire, Chamoiseau et Monénembo Elizabeth Catherine Saint, Université de Victoria, Canada Alors que l’oral est l’expression naturelle, mouvante et non linéaire de la pensée, l’écrit en est sa forme artificielle, construite et organisée. Typiquement, quand l’écrit intègre l’oral, il le représente sous forme de discours direct qui simule la production orale puisqu’en passant à l’écrit, cette dernière prend une forme fixe et linéaire qui ne lui est plus naturelle. L’oralité, qui est tout ce qui « se rattache à une production collective orale, c’est-à-dire à des formes traditionnelles et populaires comme le conte, l’énigme, la devinette, le proverbe, [...] les chants » (Pestre de Almeida, « Ariettes retrouvées », 272), est elle-même simulée quand elle vient à être représentée à l’écrit. L’écrivain se voit amené à intégrer une forte thématique de la parole et à recourir à une variété de stratégies narratives ou stylistiques. D’une part, les récits traditionnels oraux composeront la forme du texte qui deviendra, par exemple, chant ou conte, ou alors ils seront insérés en intertextes. D’autre part, la narration reproduira, par la création littéraire et stylistique, les caractéristiques de l’oral, par exemple son rythme, sa non-linéarité, son lexique, etc. « Puisque l’écriture est un outil de séduction » (Descas 44), les marques de l’oralité ne sont pas gratuitement imposées au texte et elles jouent un rôle précis que nous tenterons de déterminer ici à l’intérieur des trois œuvres suivantes : Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire, Chronique des sept misères de Patrick Chamoiseau, et L’Aîné des orphelins de Tierno Monénembo. Pour ce faire, nous relèverons tout d’abord les stratégies auxquelles les auteurs ont fait appel pour représenter l’oralité dans leurs œuvres respectives. Puis nous examinerons le rôle que joue l’oralité dans chacune des œuvres. Notre analyse conclura que l’oralité, tout en prenant des formes diverses chez Césaire, Chamoiseau et Monénembo, joue un rôle commun dans les trois œuvres : celui de figuration de la mémoire. De par son usage d’un français très académique à l’écrit et du fait qu’il a toujours choisi de s’exprimer en français à ses compatriotes lors de ses interventions publiques, Aimé Césaire a été critiqué par bon nombre d’intellectuels antillais qui ont conclu, assez rapidement, que le poète martiniquais avait « un problème mental avec sa langue, son identité d’enfance, sa culture, Voix plurielles 10.1 (2013) 36 son amour pour le pays natal » (Prudent 31). Ainsi, le Cahier d’un retour au pays natal, dont la lecture a souvent été considérée hermétique, fait appel à un niveau de français supérieur et est une démonstration de la connaissance remarquable qu’avait Césaire de la langue du colonisateur. André Breton mentionne d’ailleurs dans sa préface à l’édition de 1947 que Césaire est « un Noir qui manie la langue française comme il n’est pas aujourd’hui un Blanc pour la manier » (Césaire 80). Cependant, à y regarder de plus près, il est possible de constater que, malgré la prépondérance du français, le texte du Cahier est métissé et qu’il contient des traces d’autres langues et d’autres cultures, dont le créole. Lilian Pestre de Almeida relève une diglossie antillaise dans l’expression « au bout du petit matin » qui serait l’équivalent de l’expression créole « au pipiri du jour » (Aimé Césaire, 128). Nous notons, pour notre part, d’autres traces d’une diglossie français/créole dans les syntagmes composés renvoyant au rythme du créole « de-peur-que-ça-ne-suffise-pas » (15) (possible équivalent de « pou si an ka pa ni assé ») ou dans la répétition à fonction amplificatrice typique du créole « les cloches... la pluie... qui tintent, tintent, tintent... » (17). Les deux vers suivants sont un autre exemple de la répétition à valeur d’amplification et de la volonté de récréer le rythme de la langue créole à l’aide du syntagme composé : « les nègres-sont-tous-les-mêmes, je-vous-le-dis / les vices-tous-les-vices, c’est-moi- qui-vous-le-dis » (Césaire 35). En fait, le poème de Césaire est bien plus que diglossique, il est polyglossique. Lambert- Félix Prudent rappelle à ce propos les travaux d’Annie Dyck en 19881, et de René Hénane, en 20042. Dyck avait entrepris de relever tous les mots « étrangers » du Cahier afin de montrer le substrat créole contenu dans le poème : « L’hypothèse polylectale la conduit à identifier les langues anciennes (le grec et le latin très fréquents, le français médiéval, les emprunts à diverses langues d’Afrique et d’Amérique latine, l’espagnol, le portugais et surtout des “traces créoles”) » (Prudent 38). Parmi les noms antillais qu’elle relève, tels que morne et ravet, elle note aussi la présence de noms moins culturellement connotés mais qui sont utilisés à l’antillaise, tels que savane et vieux. Avec son Glossaire des termes rares, Hénane a, lui, permis d’identifier « les termes savants qui désignent des référents antillais » et inversement. Cela se retrouve dans l’exemple des Cayes (Césaire 26) qui signifient à la fois « des rochers de vase ou de corail » et « des cases ou maisons antillaises ». Ces traces diglossiques avec le créole confirment que Césaire fait « un usage poétiquement créole des ressources du français » (Depestre 165). Voix plurielles 10.1 (2013) 37 L’oralité de Césaire se dégage aussi dans les transformations que subit le texte à chacune de ses nombreuses éditions. Tel « l’héritier du griot ou du conteur populaire » (Pestre de Almeida, « Ariettes Retrouvées », 272), Césaire livre un poème en mouvement constant, dont la version finale est incertaine et qui s’inscrit plus dans l’oral que l’écrit : « L’une des contradictions fondatrices du poème est l’opposition lettre morte vs parole vivante [...], ce texte mouvant, l’est, parce qu’en profondeur, pour l’auteur, il se rattache à la parole et non pas à la lettre » (Pestre de Almeida, Aimé Césaire, 127). Pour finir, l’oralité est renforcée, dans le poème de Césaire, par l’usage de « genres mnémoniques » typiques des récits issus des sociétés à tradition orale et ayant pour but de transmettre « les informations intergénérationnelles les plus pertinentes pour la survie de la communauté » (Bernabé 52), tels les dictons, « rappelez-vous-le-vieux-dicton / battre-un-nègre, c’est le nourrir » (Césaire 35), mais aussi les contes et les chants magico-religieux : Grandvorka – celui-là je sais seulement qu’il est mort, broyé par un soir de récolte, c’était paraît-il son travail de jeter du sable sous les roues de la locomotive en marche, pour lui permettre, aux mauvais endroits, d’avancer. (Césaire 54) voum rooh oh à charmer les serpents à conjurer les morts voum rooh oh à contraindre la pluie à contrarier les raz de marée voum rooh oh à empêcher que ne tourne l’ombre voum rooh oh que mes cieux à moi s’ouvrent (Césaire 30) La faculté humaine essentielle à toute culture orale est la mémoire, moyen premier de retenir ce qui est dit oralement et d’en garantir sa transmission d’une génération à l’autre. Or, « la mémoire ne se fait pas sans répétitions, sans ressassement » (Glissant, « Le chaos-monde », 112) et le Cahier, parce qu’il mêle le texte à réciter de par son genre poétique – le texte à mémoriser de par ses répétitions quasi-litaniques –, est un texte fondamentalement oral. L’histoire de Pipi et du marché de Fort-de-France, ainsi que les multiples autres anecdotes de Chronique des sept misères nous sont racontées par un djobeur dont le lecteur ne connaîtra jamais la réelle identité, même s’il sait qu’il est membre du groupe des cinq maîtres djobeurs du Voix plurielles 10.1 (2013) 38 marché (75). Ce narrateur est tantôt un nous homodiégétique, protagoniste, tantôt un il hétérodiégétique, observateur extérieur. Il joue ainsi le rôle d’un narrateur qui, bien que subjectivement impliqué dans ce récit, nous le narre de la manière la plus objective possible. Cette incertitude narrative permet certainement d’ajouter un côté véridique aux histoires racontées, en respect de la chronique3, mais aussi de ne pas faire du narrateur la seule voix du roman. C’est ainsi que des narrateurs seconds interviennent à leur bon gré au moyen du discours indirect libre, tels Man Goul racontant l’histoire d’Anastase (99–117) ou Pipi racontant, tant au lecteur qu’à Clarine elle-même, l’histoire de la vie de cette dernière (57–62). Ces effets stylistiques donnent au roman sa tonalité : nous sommes en présence d’un conte pris en charge par une multitude de conteurs s’adressant eux-mêmes à une multitude de « messieurs et dames de la compagnie » (Chamoiseau, Chronique, 15), public représentatif de celui auquel les conteurs s’adressaient lors de veillées nocturnes et qui est au cœur de la poétique de l’oralité des Antilles (Chamoiseau, « Que faire de la parole ? », 157). En effet, la nuit est « le lieu de la parole créole. [...] C’est une fois la nuit tombée qu’on raconte la vie des ancêtres aux enfants, et c’est là encore qu’on fête leur mort au cours des veillées » (Ludwig 18). Ainsi, en manipulant les formes narratives, Chamoiseau reproduit le contexte de la parole de nuit et son roman est proche de la performance orale uploads/Litterature/ admin-artsaint.pdf

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