LA GÉOCRITIQUE DU MÊME AUTEUR LA GÉOCRITIQUE. RÉEL, FICTION, ESPACE, 2007. Chez
LA GÉOCRITIQUE DU MÊME AUTEUR LA GÉOCRITIQUE. RÉEL, FICTION, ESPACE, 2007. Chez d’autres éditeurs AUSTRO-FICTIONS. UNE GÉOGRAPHIE DE L’INTIME, Rouen, Publi- cations des Universités de Rouen et du Havre, coll. « Aus- triaca », 2010. L’ŒIL DE LA MÉDITERRANÉE. UNE ODYSSÉE LITTÉRAIRE, La Tour d’Aigues, Aube, 2005. ROMAN ET ÉVANGILE, Limoges, Presses Universitaires de Limoges, coll. « Espaces Humains », 2002. BERTRAND WESTPHAL LA GÉOCRITIQUE RÉEL, FICTION, ESPACE LES ÉDITIONS DE MINUIT L’auteur est reconnaissant à Juliette Vion-Dury, professeur à l’Univer- sité de Limoges, d’avoir accepté de relire le manuscrit et pour ses fidèles encouragements. Il remercie les autorités de Texas Tech University (Lubbock) qui ont mis à sa disposition la très riche bibliothèque de leur établissement, ainsi que David Troyansky et Hafid Gafaiti qui, de janvier à juin 2005, ont simplifié son séjour dans le West Texas, où les trois premiers chapitres de cet essai ont été rédigés. Il exprime enfin et surtout sa gratitude à l’égard de l’Université de Limoges dans son ensemble ainsi qu’à la Région Limousin, dont le concours a facilité la publication de ce livre. 2007 by LES ÉDITIONS DE MINUIT 7, rue Bernard-Palissy, 75006 Paris www.leseditionsdeminuit.fr À Titti INTRODUCTION La perception et la représentation de l’espace ne participent pas de l’évidence. Point n’est d’appréhension immuable des critères spatiaux, point de lecture statique des données topi- ques. Notre culture est encore redevable de schémas hérités des Lumières ou, mieux, du positivisme. De même que le temps n’est pas réductible à une métaphore fluviale qui en consacrerait le déroulement progressif et horizontal ou à une métaphore sagittale qui établirait sa réversibilité, l’espace n’est pas le contenant unidimensionnel qu’aurait déterminé une géo- métrie euclidienne adaptée au goût du positivisme. La révolu- tion einsteinienne est passée par là. Tout est désormais relatif, même l’absolu. Depuis l’aube du XXe siècle, Euclide n’est plus celui qu’il était, ce qu’il était. Où sont les repères, où sont les coordonnées stables de l’espace ? Du reste, l’espace a peut-être échappé depuis le début à l’ordre euclidien. De tout temps, il a été soumis à une lecture symbolique. Les détails concrets de la géographie relevaient d’une herméneutique spirituelle et non d’une observation immédiate. Parlant de l’espace géographi- que dans les textes russes médiévaux, Youri Lotman notait : « La Géographie est devenue une forme d’éthique. Ainsi chaque mouvement de l’espace géographique est-il signifiant, au sens religieux et moral du terme 1 ». Bien sûr, le Moyen Âge était enclin à cette attitude. Alors que le temps médiéval – très tôt défini par saint Augustin – scande le cheminement de l’homme vers un Dieu qui accapare son esprit et conditionne son âme, 1. Youri Lotman, La Sémiosphère [1966], traduit du russe par Anka Ledenko, Limoges, Presses Universitaires de Limoges, coll. « Nouveaux actes sémiotiques », 1999, p. 90. l’espace est, comme l’a rappelé Giuseppe Tardiola, « éminem- ment ontologique, psychologique, démonstratif ; comme le temps, il devient le champ d’action du symbole et de la litur- gie 2 ». Lorsque saint Brendan, légendaire moine irlandais, quitte la côte du Kerry pour entreprendre une Navigatio vers le Paradis, il adopte un calendrier liturgique et un parcours balisé par les réminiscences de la Bible. Euclide est oublié ; jamais il n’a été pris en considération par les moines et les scolastiques. L’espace – et le monde qui se déploie en lui – sont le fruit d’une symbolique, d’une spéculation, qui est aussi miroitement de l’au-delà, et, osons le mot, d’un imaginaire. Cet imaginaire ne se scinde en aucun cas du réel. L’un et l’autre s’interpénètrent selon un principe de non-exclusion qui est réglé sur le canon religieux. Toutes les choses étant créées par Dieu, elles participent d’une même réalité transcendantale, qui élude par avance les clivages qui émergeront plus tard entre réel et fiction, entre vraisemblable affirmé et invraisemblable supposé. Dante a conçu sa Commedia selon cette orientation panoptique (et verticale) qui lui consentait d’embrasser les trois dimensions de l’Au-delà : l’Enfer, le Purgatoire, le Para- dis. Avec lui, c’est tout le Moyen Âge qui a idéalement posé ce que Mikhaïl Bakhtine a appelé « la coexistence de toutes choses dans l’éternité 3 ». L’espace était dans son intégralité spéculation d’une surnature et reflet de la Création. Si la conception du temps était statique au mètre de l’action maté- rielle, celle de l’espace était plus dynamique. Dans la Comme- dia, le personnage de Dante est viscéralement lié à l’environ- nement spatial qu’il décrit et affronte, alors que le temps passe à peine (et ne passerait pas du tout si le protagoniste ne conser- vait ses qualités de vivant dans un contexte où seul le Purga- toire échappe à la stricte éternité). La conception de l’espace-temps a évolué à partir de la Renaissance. Bakhtine a commenté ce passage dans son Esthé- tique et théorie du roman (1975) ; il a souligné l’importance d’un basculement capital : celui de la verticalité du temps à 2. Giuseppe Tardiola, Atlante fantastico del medioevo, Roma, De Rubeis, 1990, p. 20. 3. Mikhaïl Bakhtine, Esthétique et théorie du roman [1975], traduit du russe par Daria Olivier, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1987, p. 303. 10 LA GÉOCRITIQUE l’horizontalité, qui s’est traduit « par un élan en avant 4 ». Voire une fuite en avant. Bakhtine aurait pu ajouter qu’inversement la perception de l’espace se verticalisait avec l’introduction de la perspective en peinture et en cartographie et avec l’aligne- ment de notre planète sur la profondeur sidérale du système solaire. Ce revirement s’est affermi au fil des siècles ; il se vérifie encore aujourd’hui. Mais quelque chose donne à penser que notre espace et notre temps ont renoué avec une partie des caractéristiques marquantes du cadre en vigueur avant la Renaissance. Dieu est peut-être mort, qui sait ? Nietzsche est mort, en tout cas. Néanmoins, quel que soit le sort de Dieu, il n’est plus au cœur des débats. Notre société n’aspire pas à la transcendance. L’agencement de son espace-temps n’a pas réintégré la verticale. Mais l’espace-temps n’est plus tout à fait incliné dans le sens d’une horizontale non plus. La validité des repères s’est atténuée. Le postmoderne s’est installé et, révo- quant en doute les certitudes de la modernité, a réconcilié le contemporain avec un certain proto-moderne – celui qui pro- clamait la cohérence d’un monde placé sous le signe de la non-exclusion et de la coexistence de toutes choses. Le post- moderne s’ingénie lui aussi à établir le règne d’une cohérence holistique... mais dans l’hétérogène. « Cohérence » et « hété- rogène » : cette alliance de mots définirait aussi bien le chaos que le nouvel espace-temps. C’est pourtant dans les parages labyrinthiques du postmoderne que je vais placer mon étude. Il est a priori plus simple de retracer l’histoire du postmo- dernisme que celle des représentations de l’espace : une soixan- taine d’années au plus pour l’une contre toute la durée de l’humanité pour l’autre ! Devant cette statistique confondante, on baissera pavillon. Mais il n’en demeure pas moins que le postmodernisme se définit volontiers par son absence même de définition. Ce vide recherché – « maniériste », interprète- raient les mauvaises langues – fonde une démultiplication des approches. Il ne saurait être question de faire le tour de cel- les-ci, ni même de se lancer dans la quête. De toute façon, l’ouvrage sera fugitivement remis sur le métier au cours des développements qui suivront. Je me bornerai ici à exposer 4. Ibid., p. 352. 11 INTRODUCTION quelques principes rappelés par Michael J. Dear et Steven Flusty dans The Spaces of Postmodernity. Readings in Human Geography (2002). Selon eux, le postmodernisme approvi- sionne une ontologie de l’incertitude radicale, nantie cepen- dant de principes, dans un régime de totale ubiquité 5. Le postmodernisme se distingue ensuite en cela qu’il est né sur les ruines du XXe siècle : des vestiges fumants laissés par les conflits et surtout par la Deuxième Guerre mondiale, mais aussi des décombres cacophoniques de l’unité du langage et de la représentation, dont la crise a été décelée et analysée par Wittgenstein et ses successeurs. L’harmonie, fondée sur une perception dite « objective » (positiviste) mais qui, au fond, était idéologique, a vécu et, au moment de son implosion, a libéré toutes les subjectivités, nombreuses. Les discours se sont multipliés dans une belle profusion... et dans une non moins belle confusion. « Par là même, nous sommes voués à l’échec dans notre entreprise de représentation (c’est-à-dire dans le rapport “objectif” des “résultats” de notre recherche) et dans nos tentatives de réconcilier des interprétations conflic- tuelles 6 », constatent Dear et Flusty. Et d’ajouter, dans le sil- lage de Jean-François Lyotard et de maints autres : « En somme, le postmodernisme sape la croyance moderniste qui voulait que la théorie pût refléter la réalité et la remplace par un point de vue partiel, relativiste, qui souligne la nature contingente, médiate, de la construction théorique. Les méta- théories et les pensées structurantes sont rejetées au profit de micro-explications et de l’indécidabilité. Davantage que bien des penseurs, les postmodernistes uploads/Litterature/ la-geocritique.pdf
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- Publié le Dec 23, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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