428 NOTES SUR LA LITT~RATURE et Ja tendance de l'histoire qui condamne les homm

428 NOTES SUR LA LITT~RATURE et Ja tendance de l'histoire qui condamne les hommes à un tel anonymat. En refusant de voir, au nom de l'humanisme, ce qu'il en est advenu - Valéry a vu bien avant Auschwitz que l'inhumanité avait un grand avenir devant elle -, vous vous rapprochez de l'inhumain. Si j'attire votre attention là- dessus, ce n'est pas de façon rhétorique, mais parce que selon toute waisemblance vous vous laissez tout de même induire en erreur par l'humanisme quand vous faites confiance à son caractère inaliénable. Il faut bien reconnaître qu'au Moyen Age, cette époque que Lukàcs a vantée autrefois comme étant chargée de sens, les choses n'aUaient guère mieux qu'aujourd'hui ; et qu'à la fin l'individu ne disparaît que parce que tout au long de l'histoire il n'a jamais réussi à être libre. En réalité, il y a bien une ontologie qui demeure tout au long de l'histoire, celle du désespoir. Mais s'il s'agit d'une ontologie de la pérennité, alors la pensée verra chaqUe époque, et surtout la sienne, qu'e11e connaît de façon immé- diate, comme la plus terrible de toutes. . Je vous prie de croire à l'expression sincère de mon respect. Theodor W. Adorno. .. L'ART EST-IL GAI ? 1 Le vers « La vie est grave , l'art est gai » conclut le prologue du Wallenstein de Schiller. C'est la paraphrase d'une citation tirée des Tristes d'Ovide: Vita verecunda est, Musa jocosa mihi. On nous permettra de prêter à la malice pleine de grâce. du poète antique une intention cachée. Lui dont la vie fut si gaie qu'elle parut insupportable à resta- blishment de l'époque d'Auguste faisait sans doute un clin d'œil à ses mécènes en transposant sa propre gaieté ·dans la gaieté littéraire de L'A11 d!aimer, pour laisser entendre avec contrition que son attitude personnelle dans la vie, c'était de se conduire avec sérieux. il en allait de son retour d'exil. Le poète officiel de l'idéalisme allemand voulait ignorer cette ruse latine. Sa maxime n'a d'autre fin que de faire . la leçon. ~ qui la rend tout à fait idéologique, partie intégrante du trésor domestique de Ja bourgeoisie, propre à être citée quand les circonstances s'y prêtent Car elle vient renforcer la distinction bien ancrée et universellement. admise entté le métier et les loisirs. n faut que ce qui relève du travail prosaïque, non libre, et de l'aversion d'ailleurs tout. à fait · justifiée contre celui-ci soit une loi éternelle de ces deux domaines bien nettement séparés. n ne faut pas les mélanger • C'est justement par son édifiante futilité que l'art est intégré dans la vie bourgeoise et soumis à elle, comme une contra- diction qui la complète. On peut dès à présent prévoir l'amé- !lagem.ent du temps bore qui en résultera. Ce· sànt les Champs élyséens, oà fleurissent les roses célestes dont Jes 430 NOTES SUR LA LITTÉRATURE femmes devront tresser des guirlandes pour orner la vie terrestre si abominable. L'idéaliste ne peut plus croire qu'un changement concret soit un jour possible. Pendant ce temps, il garde les yeux fixés sur l'effet produit par l'art. Malgré toute la noblesse de son attitude, il préfigure au fond cet état où l'industrie cultureIJe prescrit l'art comme une piqûre de vitamines pour hommes d'affaires fatigués. Sur les hauteurs de l'idéalisme, Hegel a été le premier à protester aussi bien contre l'esthétique de l'effet produit, qui remonte au xvm• siècle, Kant compris, que contre cette vision-là de l'art, en affirmant qu'il n'était pas un jouet mécanique, qu'il soit agréable, selon Horace, ou utile. 2 Il y a pourtant une part de vérité dans cette platitude sur la gaieté de l'art. S'il n'était pas une source de plaisir pour les hommes, même indirectement, il n'aurait pas pu subsister au sein de la simple existence à laquelle il oppose contra- diction et résistance. Ce n'est pourtant pas quelque chose d'extérieur à lui, mais bien une partie de sa détermination propre. C'est à cela que fait allusion la formule kantienne de la finalité sans finalité, même si elle ne désigne pas nommément la société. L'absence de finalité de l'art, c'est sa façon d'échapper aux contraintes de la conservation de soi. Il incarne quelque chose comme de la liberté au milieu de la non-liberté. Si sa seule existenœ le fait échapper à l'emprise dominante, c'est qu'il exprime en• même temps une promesse de bonheur, d'une certaine façon, même dans l'expression du désespoir. Le rideau se lève devant les pièces de Beckett comme devant la salle décorée pour fêter Noe1. Dans son désir de se débarrasser de son caractère d'apparence, l'art s'évertue vainement à se défaire de ce reste de plaisir qu'il apporte, où il subodore une trahison au profit de l'approbation inconditionnelle. La thèse de la gaieté de l'art est à prendre au pied de la lettre. Elle vaut pour l'art en général, non pour les œuvres isolées. Celles-ci perdent radicalement leur gaieté à mesure que la Îéalité est de plus en plus effrayante. La gaieté de l'art, c'est le ·contraire, si l'on veut, de ce que l'on a tendance à y voir : non pas son contenu, mais son mode d'action, le fait abstrait qu'il s'agit d'art en soi, qu'il s'épanouit au-dessus de ce L'ART EST-IL GAI ? 431 dont il démontre le pouvoir. Ce qui confirme la pensée du philosophe Schiller, qui reconnaissait la gaieté de l'art dans son essence ludique et non dans ce qu'il exprime de spi- rituel, même au-delà de l'idéalisme. A priori, avant ses œuvres; l'art est la critique de la gravité bovine, à laquelle Ja réalité voue les hommes. Il croit, en nommant cette malédiction, la rendre moins dure. Voilà ce qui fait la gaieté de· l'art ; et aussi, sans aucun doute, sa gravité, dans la mesure où il modifie la conscience existante. Mais l'art qui, tout c:omme la connaissance, reçoit tout son matériau, et finaJement aussi ses formes, de la réalité, et particulièrement de la réalité sociale, afin de la modifier, est pris de ce fait dans un nœud de contradictions inso- lubles. n sera d'autant plus profond qu .. 11 montrera de façon évidente, alors que la loi de sa forme cherche à concilier les contradictions, qu'eJles sont concrètement incon- ciliables. Jusque dans ses médiations . les plus lointaines, la contradiction frémit encore. comme en musique. dans l'extrê- me pianissimo, les fanfares de l'horreur. Là oà la croyance culturelle se plaît à ne voir que pure harmonie, comme chez Mozart, celJe..ci proclame qu'elle fait disso_ nance avec le dissonant qui est sa substance. C'est cela, la tristesse de Mozart. Ce n'est qu'en transformant ce qui se maintient maJgré tout de façon négative, contradictoire, que l'art accom- plit ce que l'on calomnie en le transfigurant en un être a.clelà de l'étant, indépendant de son contraire. Si l'on échoue habituellement à définir le kitsch, ce serait peut-être un cri- tère assez satisfaisant que de se demander si no produit artistique, quand bien même iJ insisterait sur f antithèse de la réalité, forme la conscience de la contradiction ou s,.11 cherche à faire illusion )à-dessus. C'est sous cet aspect qu'il faut exiger que toute œuvre d'art soit grave. L'art oscUlè entre la gravité et la gaieté, parce qu'il a en quelque sorte échappé à la réalité et qu'il est malgré tout imprégné d'elle. L'art n'existe que par cette tension. 432 NOTES SUR LA LIMRATURB 4 Ce qu'il en est du mouvement contradictoire de la gaieté et de la gravité dans l'art - de sa dialectique -, on pourrait l'expliquer simplement à l'aide de deux distiques de Holderlin, que le poète a rapprochés intentionnellement. Le premier, Sophocle, dit : « Beaucoup tentèrent en vain de dire joyeuse- ment la joie extrême / Ici elle me parle enfin, elle parle du fond de la tristesse. )) n ne faudra pas chercher 1a gaieté du poète tragique dans le contenu mythique de ses pièces, ni même sans doute dans la réconciliation dont il charge les mythes, mais dans le fait qu'il le dise, que cela parle ; les deux expressions sont employées emphatiquement dans les vers de Holderlin. Le bonheur est dans le langage qui va au-delà du simple étant. Le deuxième distique est inti- tulé Les Espiègles: «Vous jouez et badinez toujours?. il le faut ! ô mes amis ! / Cela touche mon âme, car seuls les désespérés y sont obligés.» Quand l'art veut être gai par lui-même, se conformant ainsi à l'usage qui, selon Holderlin, ne respecte plus rien de sacré, il est ravalé aux besoins des hommes et son contenu de vérité est trahi. Sa gaieté de commande s'accorde bien au système. Elle encourage les hommes à continuer à le supporter, à collaborer. Voilà la figure du désespoir objectif. Ce distique, si on le prend assez au sérieux, condamne toute essence affirmative de l'art. Depuis, sous la dictature de l'industrie culturelle, celle-ci est devenue omniprésente, la badinerie est devenue la face grimaçante et ricanante de la réclame. s Car le rapport entre la gravité et la gaieté de l'art uploads/Litterature/ adorno-fr-l-x27-art-est-il-gai-pdf.pdf

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