Roger Grenier Albert Camus soleil et ombre Une biographie intellectuelle Gallim

Roger Grenier Albert Camus soleil et ombre Une biographie intellectuelle Gallimard Roger Grenier a été journaliste à Combat avec Albert Camus et Pascal Pia. Son premier livre, Le rôle d'accusé (1948), a été publié par Albert Camus dans la collection « Espoir » qu'il dirigeait chez Gallimard. Il a reçu le prix Femina en 1972 pour Ciné-roman, le prix de la Nouvelle de l'Académie française en 1976 pour Le miroir des eaux, le Grand Prix de la littérature de l'Académie française en 1985 et le prix Novembre 1992 pour Regardez la neige qui tombe. Il a reçu le prix 30 millions d'amis 1998 pour son livre Les larmes d'Ulysse. Il est membre du comité de lecture des Éditions Gallimard. INTRODUCTION Soleil et ombre. Si j'emploie ces deux mots, en pensant bien sûr aux origines espagnoles de Camus, et à son goût pour l'Espagne, qui ne s'est jamais démenti, c'est qu'ils peuvent aussi résumer sa pensée et son œuvre, sa façon de comprendre la vie, le sens de son combat. Dans une plaza de toros, le soleil est la place des pauvres. L'auteur de Noces a dit lui-même qu'il a passé sa jeunesse « à mi-distance de la misère et du soleil ». L'ombre, c'est le côté des nantis. On peut y retrouver le pouvoir, l'injustice, tout ce qui fait le malheur des hommes. Camus n'a jamais supporté cette perversion de la nature humaine. Il l'appelle nihilisme. Peut-être parce qu'il était d'origine très humble et qu'il avait dû se battre pour conquérir le droit à la culture, il ne pouvait se contenter d'être un artiste. Il n'a rien d'un dilettante, ni d'un sceptique, ni d'un cynique. Il cherche à se faire du monde une vision cohérente, dont découlera une morale, c'est-à-dire une règle de vie. Si sa première analyse le conduit à conclure à l'absurde, ce n'est pas pour s'y complaire, mais pour chercher une issue, la révolte, l'amour. Quant à la littérature, elle n'est pas seulement pour lui une façon d'exprimer des idées, ou un art auquel il s'adonne. Elle est un monde dont lui, humble enfant de Belcourt, né dans une famille d'illettrés, a rêvé, en le croyant inaccessible. Parlant de Gide, il dira qu'il lui paraissait le « gardien d'un jardin où j'aurais voulu vivre ». On retrouve ce respect dans le souci de bien écrire. Le style ne connaît ni négligence, ni laisser-aller. Au contraire, un goût prononcé pour les mots, les phrases, une certaine rhétorique. Tel est l'univers de Camus. C'est le mot qui convient. Il a souligné que l'écrivain contemporain « a renoncé à raconter des histoires afin de créer son univers ». Ce besoin de mettre de l'ordre dans le monde, pour y asseoir ses certitudes sur des fondations solides, l'a amené à construire sans cesse des plans d'ensemble où il s'efforçait de classer toute son œuvre, à assigner une place à chaque titre, comme à une pièce d'un vaste édifice architectural. Il le répète à Stockholm, quand il reçoit le prix Nobel : « J'avais un plan précis quand j'ai commencé mon œuvre : je voulais d'abord exprimer la négation. Sous trois formes. Romanesque : ce fut L'Etranger. Dramatique : Caligula, Le Malentendu. Idéologique : Le Mythe de Sisyphe. Je prévoyais le positif sous trois formes encore. Romanesque : La Peste. Dramatique : L'Etat de siège et Les Justes. Idéologique : L'Homme révolté. J'entrevoyais déjà une troisième couche autour du thème de l'amour. » Sans reprendre tous les textes où il essaie de systématiser ainsi la succession de ses livres, on peut citer, dans les Carnets, en 1947, un plan d'ensemble qui va encore plus loin. Il est vrai qu'il porte une sorte de titre empreint de doute : « Sans lendemain. » Voici ce plan : « Ire série : Absurde : L'Etranger – Le Mythe de Sisyphe – Caligula et Le Malentendu. « 2e – Révolte : La Peste (et annexes) – L'Homme révolté – Kaliayev. « 3e – Le Jugement – Le Premier Homme. « 4e – L'amour déchiré : Le Bûcher – De l'Amour – Le Séduisant. « 5e – Création corrigée ou Le Système – grand roman + grande méditation + pièce injouable. » Curieusement, ces plans, s'ils semblent annoncer plus ou moins des œuvres lointaines, comme La Chute (Le Jugement) et même ce Premier Homme qui fut interrompu par la mort, commencent par L'Etranger, en oubliant les livres publiés à Alger : L'Envers et l'Endroit et Noces. Rentrent-elles mal dans le schéma ? Camus a été très long à accepter qu'on les fasse connaître en métropole. Quand Noces est réédité, en 1945, on y trouve une note de l'éditeur qui est en fait une note de l'auteur : « ... Cette nouvelle édition les reproduit sans modifications, bien que leur auteur n'ait pas cessé de les considérer comme des essais, au sens exact et limité du terme. » Je crois me souvenir qu'il aimait à dire que longtemps il avait fait des gammes. C'est pourtant avec L'Envers et l'Endroit et avec Noces, et même plus haut, que commence son itinéraire d'écrivain. La présente étude n'a pas d'autre objet que de l'accompagner dans cet itinéraire, et pour ainsi dire pas à pas. Plutôt que de suivre les plans architecturaux qu'il se plaisait à composer, il m'a semblé qu'on retrouvait mieux le courant de l'œuvre en la suivant tout simplement du premier au dernier livre, comme on suit une rivière depuis sa source. Mais, nous l'avons dit, Camus n'est pas un esthète fabriquant de gracieux objets littéraires. Chacun de ses livres exprime l'engagement de sa pensée, est inséparable des événements de sa vie, où il ne s'est jamais tenu, bien au contraire, à l'écart des combats, des souffrances, des convulsions du monde. C'est pourquoi cette étude sur ses livres m'a souvent entraîné à faire référence à la biographie, à dire où il en était de sa vie quand il écrivait telle ou telle œuvre. Prendre parti pour ou contre Sainte-Beuve est une démarche un peu naïve. Il ne faut rien exclure de ce qui est utile à la connaissance d'une œuvre. Dans le discours de Stockholm, à l'occasion du prix Nobel, le lauréat déclarait, en citant Emerson : « L'obéissance d'un homme à son propre génie, c'est la foi par excellence. » Camus était habité de cette foi. Il ne s'est jamais écarté de sa route. C'est ce qui donne à son œuvre une telle cohérence. Cet essai doit beaucoup à Catherine et Jean Camus qui, avec Claude et Robert Gallimard, m'avaient demandé de composer l'album Camus de la Pléiade, et à Luce et Marion Fieschi qui m'ont permis de préfacer et d'annoter les œuvres complètes d'Albert Camus pour Le Club de l'Honnête Homme. Sans eux, je n'aurais pas accompli les travaux qui m'ont servi de base pour le présent ouvrage. Les premiers écrits (1932-1934) Le premier texte imprimé au bas duquel figure la signature de Camus date de 1932. Il a dix-huit ans et le chemin qu'il a déjà parcouru est considérable. Il déclarera à l'universitaire Carl A. Viggiani, qui étudie son œuvre : « Personne autour de moi ne savait lire. Mesurez bien cela. » Albert Camus était né le 7 novembre 1913, à deux heures du matin, dans un domaine viticole appelé le Chapeau de Gendarme, près de Mondovi, à quelques kilomètres au sud de Bône (aujourd'hui Annaba), dans le département de Constantine. Son père, Lucien Camus, avait été envoyé là par son patron, un grand négociant en vins d'Alger, Ricôme. Les ancêtres, venus de Bordeaux (et non d'Alsace comme le croyait l'écrivain), étaient parmi les premiers colons d'Algérie. Du côté maternel, les Sintès (un des personnages de L'Etranger portera ce nom) viennent de Minorque. Catherine, la mère d'Albert, était la deuxième d'une famille de neuf enfants. Tous ces gens étaient parmi les plus pauvres. En 1914, Lucien Camus, mobilisé au Ier Zouaves, est blessé pendant la bataille de la Marne. Atteint à la tête par un éclat d'obus qui l'a rendu aveugle, il est évacué sur l'école du Sacré-Cœur, de Saint-Brieuc, transformée en hôpital auxiliaire, et il meurt moins d'une semaine après, le II octobre 1914. Un enfant de Saint-Brieuc, Louis Guilloux, montrera en 1947 à Albert Camus où se trouve la tombe de ce père qu'il n'a pour ainsi dire pas connu. Albert Camus est élevé à Alger, dans le quartier populaire de Belcourt, chez sa grand-mère maternelle. La veuve de Lucien Camus est revenue là, avec ses deux enfants, alors que son mari allait partir pour la guerre. Trois pièces sans eau courante et sans électricité où vivent en outre deux frères de Catherine Camus et, pendant quelque temps, une nièce. Comment émerger d'un milieu si démuni matériellement et intellectuellement ? Le mérite en revient à un instituteur, M. Louis Germain, qui faisait la classe au cours moyen, 2e année, à l'école communale de garçons, rue Aumerat. Il reconnaît l'intelligence de l'enfant, le fait travailler en dehors des heures de classe, triomphe des réticences de la grand-mère qui veut qu'Albert gagne sa vie uploads/Litterature/ albert-camus-soleil-et-ombre-by-grenier-roger-grenier-roger-z-lib-org.pdf

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