The South Carolina Modern Language Review Volume 9, Number 1 103 Mystification

The South Carolina Modern Language Review Volume 9, Number 1 103 Mystification et Scandales littéraires en France: de Jean-Baptiste Poquelin à Calixthe Beyala By Vina Tirven-Gadum Athabasca University Le mot mystification, qui vient du grec mystrion () et du latin mysterium, veut dire initier quelqu‟un dans des rites secrets; il apparut pour la première fois dans la littérature française en 1768 dans le conte de Diderot qui s‟intitule Mystification ou Histoire des portraits. Depuis longtemps il se rattache à l‟idée de fraude et de tromperie. Aussi de nos jours, personne ne met-elle en doute que le but essentiel du mystificateur est de tromper ou de duper les autres en abusant de leur crédulité. Dans cet article, il sera premièrement question de problématiser la notion de mystification littéraire qui nous est familière: nous regrouperons ainsi les divers genres de mystificateurs en les classant par catégorie d‟après le système mis en place par Charles Nodier. Ensuite, nous évoquerons les supercheries et mystifications littéraires les plus courantes. Dans la dernière partie de cette analyse, nous aborderons le sujet du plagiat en nous attardant sur deux auteurs franco-africains, à savoir, Yambo Ouologuem et Calixthe Beyala. Ceci nous permettra de mieux comprendre l‟impact de ces pratiques sur le champ littéraire, et de différencier des concepts souvent confondus tels que la pseudonymie, l‟emprunt, la contrefaçon et le plagiat. De toutes les formes de mystification, la „pseudonymie‟ qui selon Jeandillou serait “tout nom forgé à plaisir” (47) est sans aucun doute celle qui est la plus répandue dans le monde des lettres. Jean-Baptiste Poquelin (Molière) François-Marie Arouet (Voltaire), Frédéric Louis Sauser (Blaise Cendrars), Alexis Saint-Léger Léger (Saint-John Perse), Samuel Langhorne 104 The South Carolina Modern Language Review Volume 9, Number 1 Clemens (Mark Twain) sont mieux connus par leurs pseudonymes que par leur nom de famille. Or, ils prirent ces pseudonymes par obligation, car à l‟époque de Molière et de Voltaire, par exemple, il n‟était pas de bon ton d‟avoir une carrière d‟écrivain et d‟homme de lettres, si on était quelqu‟un. Poquelin père était tapissier à la cour de Louis XIV, et Arouet père avait, lui aussi, une situation à la cour. En adoptant des pseudonymes, Molière et Voltaire tâchaient de protéger leur nom de famille, mais n‟éprouvaient pas le besoin de passer dans un autre corps, d‟oublier leur patronyme et leurs racines. En effet tous les lecteurs connaissaient leurs véritables identités. Les auteurs „apparents‟ constituent une variante des auteurs pseudonymes, mais ici l‟auteur publie ses écrits sous un pseudonyme, sans faire croire en l‟existence de son double. Ainsi Molière et Voltaire appartiennent-ils à ce groupe de mystificateurs. Par amusement Voltaire se créa plusieurs autres pseudonymes amusants tels que le Docteur Akakia, Irénée Aléthès, Ivan Aléthof et Catherine Vadé. Balzac, pour payer les dettes qu‟il avait contractées envers son père et sa mère, adopta plusieurs pseudonymes tels que Lord R‟Hoone et Horace de Saint-Aubin. Quant à Henri Beyle (Stendhal), il se présenta comme Théodore Bernard, Louis- Alexandre-César Bombet et Salviati entre autres. Il créa même une biographie fictive pour chaque pseudonyme, leur donnant parfois une qualité, parfois une autre. En 1829 parut une biographie posthume d‟un certain Joseph Delorme intitulée Vie, poésies et pensée de Joseph Delorme, dans laquelle l‟auteur raconta la vie du jeune poète Joseph Delorme mort prématurément, et y présenta les pensées dudit poète. Joseph Delorme incarna l‟image du poète malheureux, incompris et souffrant intensément dans son siècle. En fait, le recueil exerça une si grande influence sur la littérature romantique du 19e siècle que Baudelaire, lui-même, le qualifia des “Fleurs du mal de la veille”. Or, on sait depuis que 105 The South Carolina Modern Language Review Volume 9, Number 1 Joseph Delorme est une invention de toutes pièces et que ce recueil de poésie est de la plume de Sainte-Beuve, qui l‟avait rédigé avant d‟être le critique littéraire le plus redouté de son temps. Le mot apocryphe, qui vient du latin apocryphus voulait dire, à l‟origine, des écrits secrets dont on ne voulait pas livrer le contenu. Aujourd‟hui il désigne un écrit secret, difficile à comprendre ou même suspect, et se réfère aux livres de la Bible qu‟on ne lit pas dans les synagogues ou les églises. Selon Jeandillou, c‟est à partir du 13e siècle que le mot apocryphe commençait à se référer aussi aux écrits laïques qui avaient faussement été attribués à un auteur (137). Les textes auxquels on fait le plus souvent allusion sont L’Odyssée et L’Iliade d‟Homère dont la genèse continue toujours de diviser les historiens. La polémique concernant leur composition débuta au 4e siècle avant notre ère, lorsque Zénodote d‟Éphèse, grammairien et conservateur de la bibliothèque d‟Alexandrie, soupçonna qu‟Homère n‟aurait composé qu‟une toute petite partie de L’Iliade et de L’Odyssée et non pas l‟œuvre entière. Le débat fut repris au 17e siècle lorsque l‟Abbé d‟Aubignac postula, lui aussi, que L’Iliade et L’Odyssée étaient des compositions à multiples voix, élaborées au cours des siècles par plusieurs auteurs. Plus tard, en 1795, Friedrich Wolf avança dans l‟œuvre qui s‟intitule Prolégomènes à Homère que L’Iliade et L’Odyssée seraient en fait des compilations de récits populaires traditionnels, composés par plusieurs auteurs, à différentes époques. En fait, même aujourd‟hui, il existe des divergences d‟opinions concernant la paternité de ces deux œuvres: pour certains L’Iliade et L’Odyssée furent composées au cours des siècles par plusieurs auteurs, tandis que pour d‟autres il s‟agirait plutôt de l‟œuvre condensée d‟un seul poète. De nos jours, le mot apocryphe s‟emploie aussi pour “tout livre publié par son auteur sous le nom d‟un homme de lettres connu, qu‟il appartienne à l‟antiquité ou à l‟époque 106 The South Carolina Modern Language Review Volume 9, Number 1 moderne” (Quérard 4).Nous basant sur cette définition, nous citerons l‟exemple de l‟apocryphe littéraire qui est peut-être la plus célèbre, à savoir, La Consolation de Cicéron qui parut pour la première fois à Milan en 1583. Il s‟agissait d‟une fraude littéraire qui avait été mise en place par Carolo Sigonius (1520-1584) un grand savant de l‟époque. Ce dernier n‟avait découvert que quelques fragments de l‟œuvre de Cicéron, à l‟aide desquels il avait fabriqué un ouvrage entier, et, l‟avait fait passer pour l‟œuvre du grand orateur latin. Il serait pertinent de mentionner, en même temps, deux autres cas d‟apocryphe qui au 17e et au 19e siècles firent sensation en France. Nous mentionnerons, premièrement, un certain Simon Despréaux, qui en 1789, prétendit publier une œuvre posthume de Jean de La Fontaine. Il se présenta comme l‟éditeur de l‟œuvre en question, tout en sachant que ce volume ne contenait même pas une seule œuvre de La Fontaine (Quérard 29). On notera ensuite la farce de Molière Le Docteur amoureux qui fut présentée au Théâtre français à Paris en 1658, mais qui ne fut jamais imprimée, et resta perdu pendant longtemps. Or, au 19e siècle, quelqu‟un prétendit avoir retrouvé le manuscrit du Docteur amoureux et fit représenter la pièce au Théâtre français à Paris. Il a été établi depuis, que cette version de la pièce n‟est pas de la plume de Molière, mais plutôt qu‟elle avait été composée par un certain Ernest de Calouce (Quérard 30). Les suppositions d‟artistes et d‟auteurs constituent une autre variante du pseudonyme; elles abondaient au 16e siècle, lorsque c‟était à la mode de faire passer des œuvres contemporaines pour des œuvres de l‟antiquité. Quelques écrivains eurent recours à ce stratagème, lorsqu‟ils publièrent des ouvrages sous le nom d‟un personnage imaginaire et historique. Le cas auquel on fait le plus souvent allusion est sans doute celui de Clara Gazul. En 1825 parut un livre intitulé Le Théâtre de Clara Gazul comédienne espagnole, un personnage imaginaire inventé par Prosper Mérimée. Dans ce livre, Mérimée fit de Clara l‟auteure de neuf 107 The South Carolina Modern Language Review Volume 9, Number 1 pièces de théâtre; le livre contenait aussi une notice biographique sur Clara Gazul rédigée par un certain Joseph l‟Estrange. Jean Delescluze (1871–1947) le célèbre peintre et paysagiste de l‟époque, dessina même le portrait qui servait de couverture à l‟ouvrage. Mérimée avait ainsi réussi à créer une dramaturge imaginaire en la personne de Clara Gazul. Sa deuxième supercherie se produisit lorsqu‟il fit paraître en 1827 un ouvrage anonyme intitulé La Guzla, Choix de poésies illyriques recueillies dans la Dalmatie, la Croatie et l’Herzégovine. Cette fois- ci, c‟était un prétendu traducteur italien qui fournissait la notice biographique à l‟ouvrage. La mystification réussit à tel point que La Guzla fut traduite en anglais et en allemand aussi bien qu‟en polonais par le poète Adam Mickiewicz (1798-1855) et en russe, par Alexandre Pouchkine (1799-1837). Mérimée avoua plus tard que Clara Gazul, c‟était lui. Or, à l‟époque où Mérimée écrivait ces deux pièces, il était en début de carrière, on peut donc conjecturer qu‟il s‟était caché derrière un pseudonyme par timidité, et qu‟il voulait se réfugier contre le mauvais goût de livrer au grand public des confidences sur sa personne. Quelques critiques ont même suggéré qu‟étant donné que Clara Gazul a une allure de pamphlet antireligieux et que cette pièce faisait indirectement l‟éloge du libéralisme espagnol que la monarchie française uploads/Litterature/ mystification-et-scandales-litteraires-en-france-de-jean-baptiste-poquelin-a-calixthe-beyala-vina-tirven-gadum.pdf

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