Alphabet ougaritique et langue hourrite : interactions et adaptations Juan-Pabl
Alphabet ougaritique et langue hourrite : interactions et adaptations Juan-Pablo Vita 1. L’alphabet cunéiforme dit « long », employé à Ougarit, se composait de trente graphèmes1. Les divers alphabets retrouvés à Ras Shamra les présentent dans l’ordre suivant2 : ả b g ḫ d h w z ḥ ṭ y k š l m ḏ n ẓ s ‘ p ṣ q r ṯ ǵ t ỉ ủ s̀ Cet alphabet, tel que le montrent plusieurs centaines de documents, fut employé à Ougarit principalement pour rédiger des textes dans la langue sémitique locale, que nous appelons « ougaritique ». On peut, en effet, affirmer qu’il s’agit d’un alphabet créé de manière spécifique pour donner une forme écrite à cette langue. Cependant, ce système d’écriture s’avéra être un outil très flexible, capable de s’adapter à d’autres langues, qu’elles soient sémitiques ou non. Ainsi, les scribes ougaritains se sont essayés à la rédaction de textes en langue akkadienne à l’aide de cet alphabet3. De même, quelques documents trouvés à Ras Shamra pourraient être des témoignages écrits en langue phénicienne4, comme c’est sans doute le cas, hors Ougarit, 1. Je tiens à remercier vivement Françoise Ernst-Pradal (Mission de Ras Shamra- Ougarit) d’avoir accepté d’améliorer sensiblement la rédaction française de cet article et d’avoir discuté avec moi de plusieurs questions soulevées par cette recherche. Bien entendu, la responsabilité reste la mienne. 2. Voir récemment à propos des abécédaires ougaritiques Bordreuil et Pardee 2009, p. 284-285, Hawley 2008a et 2008b. 3. Dhorme 1940-1941, Astour 1965, p. 133-135, Segert 1988, van Soldt 1991, p. 296-301, Robertson 1999, Clemens 2001, Prechel 2003. Je tiens à remercier Robert Hawley (CNRS, Mission de Ras Shamra-Ougarit, Paris) de m’avoir signalé plusieurs des ouvrages cités dans cette note. Voir aussi, plus loin (§ 6), les observations de P. Bordreuil, R. Hawley et D. Pardee à propos du scribe Ṯab’ilu, ainsi que Hawley et Pardee, « Ṯab’ilu et les textes akkadiens alphabétiques », Syria, à paraître. 4. Tropper 1998, Tropper 2012, p. 78-80. Juan-Pablo Vita 204 du texte alphabétique cunéiforme retrouvé à Sarepta5. Toutefois, les textes alphabétiques les plus nombreux en dehors de ceux rédigés en ougaritique furent, à Ougarit, ceux rédigés en hourrite, langue non sémitique de type agglutinant et ergatif6. Les données actuelles permettent d’affirmer qu’après l’ougaritique, le hourrite fut la langue pour laquelle l’alphabet cunéiforme fut employé avec le plus de succès. On peut alors se demander pourquoi cette adaptation au hourrite fut une réussite, comment se fit ce processus, quel rapport génétique peut être établi entre l’alphabet cunéiforme des textes ougaritiques et celui des textes hourrites, comment mesurer le degré de succès de l’adaptation de l’alphabet à la langue hourrite et ce que furent les conséquences de cet épisode, pour mieux comprendre la signification de l’alphabet comme système d’écriture. 2. Il faut rappeler à ce propos que l’on peut considérer les Hourrites comme la deuxième composante majeure du royaume d’Ougarit du point de vue ethnique, linguistique et culturel7. Les preuves de cette affirmation se fondent sur les quelque cinquante textes et fragments en hourrite retrouvés à Ras Shamra et rédigés en écriture syllabique, comprenant des lettres, des textes sapientiaux, des textes musicaux et des textes lexicographiques, ainsi que sur les seize textes de genres divers, eux aussi en hourrite mais rédigés au moyen de l’alphabet cunéiforme8. Ce dernier groupe de documents se subdivise, à son tour, en deux sous-groupes : d’une part onze textes rédigés entièrement en hourrite, d’autre part cinq textes bilingues qui mêlent dans leur contenu ougaritique et hourrite. Dans les deux cas il s’agit de textes ayant trait au monde religieux (incantations, listes sacrificielles, rituels, etc.) ce qui montre l’importance de la religion et de la mythologie hourrites dans le culte à Ougarit. À partir de là, on pourrait, au-delà des questions posées plus haut (§1), s’interroger sur la langue maternelle des scribes qui ont écrit ces textes hourrites (et particulièrement ceux des textes bilingues ougari- tico-hourrites), ainsi que sur une éventuelle coopération entre des scribes sémitisants et des scribes hourritophones. 3. D’après I. Wegner9, la base de la langue hourrite est composée des consonnes et des voyelles suivantes : 5. Bordreuil 1979 ; Dietrich et Loretz 1988, p. 232-239. 6. Speiser 1941, Bush 1964, Giorgieri 2000, Wilhelm 2004, Hazenbos 2005, Wegner 2007, Patri 2009. 7. Vita 1999, p. 456. 8. Il faudrait y ajouter une quinzaine de fragments difficiles à classer. Voir un aperçu général des textes hourrites trouvés à Ras Shamra dans Salvini 1995, Vita 2009, p. 219-220. 9. Wegner 2007, p. 46-47. Alphabet ougaritique et langue hourrite 205 Consonnes Voyelles Phonèmes Allophones f v a p b e t d i s z o c = ts dz u k g ə (?) ḫ ǵ l m n r En tout, quelque 23 phonèmes qui ont trouvé dans l’alphabet cunéiforme un moyen de notation approprié. Les textes alphabétiques hourrites rédigés à Ougarit montrent qu’on n’utilisait pas, pour écrire cette langue, les lettres h, ḥ, ṭ, ẓ et s̀, et que les deux lettres ‘ et q étaient employées de manière plu- tôt sporadique, ce qui, dans une large mesure, concorde avec le témoignage phonétique des textes syllabiques de Ras Shamra10. Dans la pratique, les textes hourrites en écriture alphabétique révèlent un usage courant des 23 lettres suivantes (‘ et q n’étant employés que dans des cas assez spéciaux ou obscurs11) : ả b g ḫ d w z y k š l m ḏ n s p ṣ r ṯ ǵ t ỉ ủ Les textes alphabétiques hourrites montrent, en effet, un usage assez régulier de cet alphabet, ce qui a, par exemple, déjà permis à Laroche en 1968, de formuler des règles phonétiques générales du genre « les sonores et sourdes intervocaliques de l’alphabet répondent à des graphies simples et géminées dans les syllabaires de Bog., RS et Mit. », « les sonores s’assourdissent au contact de sourdes précédentes », ou bien « Les sourdes se sonorisent après sonores »12. Cet alphabet a été, en effet, très utile pour mieux connaître la phonétique hourrite, puisque ce système d’écriture per- met de différencier plusieurs phonèmes présentés de manière ambiguë dans 10. Bush 1964, p. 37 : « This, in the main, agrees with the phonetic evidence of the syllabic material which shows no evidence of the existence of these phonemes in Hurrian ». 11. Bush 1964, p. 37, 302. 12. Laroche 1968, p. 528 et 529. Juan-Pablo Vita 206 l’écriture syllabique (par exemple ḫ et ǵ = syl. ḫ, ṯ et ḏ = syl. š)13 qui se montre moins stable sur ces points14. Il faut néanmoins garder à l’esprit que, comme le signalait déjà Speiser en 1941, dans ce domaine précis de la phonétique, nous avons affaire à des phonèmes hourrites exprimés au moyen d’un alphabet dont la forme linéaire d’origine fut conçue hors d’Ougarit pour noter des phonèmes sémitiques15. Laroche avait exprimé ainsi l’autre problème que pose cette écriture : « En réduisant les mots hourrites à leur squelette consonantique, l’écriture d’Ugarit a eu pour effet d’effacer presque entièrement un élément essentiel de leur structure, à savoir le vocalisme nécessaire à la reconnaissance des racines aussi bien que des morphèmes grammaticaux. »16 Pourtant, c’est précisément la vocalisation des mots hourrites qui se révèle être un des aspects les plus intéressants de l’adaptation de l’alphabet cunéiforme à la langue hourrite : les textes alphabétiques en hourrite ont, en effet, retenu de l’alphabet cunéiforme développé à Ougarit son écriture très particulière de la consonne glottale alif. À part le fait même que les signes soient cunéiformes, l’emploi de trois signes différents pour connoter l’alif suivi des voyelles a, i ou bien u, c’est-à-dire ả, ỉ et ủ, est l’une des caractéris- tiques qui distinguent l’alphabet cunéiforme d’Ougarit du reste des alphabets sémitiques et viendrait, en principe et pour partie, contredire le caractère alphabétique de ce système d’écriture. Bien que quelques aspects concrets de l’usage de ces trois signes dans les textes en langue ougaritique soient toujours discutés, leur emploi pour noter l’alif vocalisé est d’une importance capitale pour notre compréhension de la phonétique, de la morphologie et de la grammaire ougaritiques17. Les textes alphabétiques hourrites montrent, en effet, l’emploi de ces trois signes alif, et comme il n’y a pas de témoignage de l’existence de ce phonème glottal en hourrite, il faut admettre que l’usage 13. Bush 1964, p. 37. Dans ce sens, le matériel onomastique d’Ougarit est particulièrement intéressant (cf. Gröndahl 1967, p. 203-213, Hess 1999, van Soldt 2003). 14. Bush 1964, p. 22. 15. Speiser, 1941, p. 15 : « What we have now, therefore, is a record of Hurrian sounds expressed through Semitic, or Semitized, symbols ». Voir aussi à ce propos les réserves exprimées par Giorgieri 2000, 184, d’après qui les règles à propos des consonnes sourdes et sonores ne doivent pas « però indurre a trarre conclusioni sull’esatta natura fonologica delle consonanti hurriche », ainsi que les remarques de Dietrich et Mayer 1999, p. 63. 16. Laroche 1968, p. 498. Voir aussi dans ce sens Malbran-Labat 1999, p. uploads/Litterature/ alphabet-ougaritique-et-langue-hourrite-pdf.pdf
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- Publié le Apv 28, 2022
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