David Bellos L’esprit et la lettre. Sur la traduction de textes impossibles1 Qu

David Bellos L’esprit et la lettre. Sur la traduction de textes impossibles1 Qu’est-ce que la traduction ? La question pourrait servir à une dissertation de philosophie tant elle est française et abstraite, mais pour l’art de la traduction — un art tout de pratique — elle est assez mal posée. Soyons donc plus concrets et demandons : Qu’est-ce qu’une traduction ? On ne se rend pas toujours compte qu’il n’y a pas une réponse, mais toute une gamme de possibilités parfaitement légitimes. Une traduction peut être beaucoup de choses. Au cours de l’histoire, les traductions ont eu des rapports variables, d’une part avec leurs textes de départ, d’autre part avec leur langue d’arrivée. Une traduction peut viser avant tout l’enrichissement de la langue d’arrivée (ce fut le cas, notamment, des traducteurs italianisants de la Renaissance française et des traducteurs des classiques à l’époque du renouveau allemand) ; mais elle peut tout autant viser l’occultation de l’origine étrangère du texte de départ, comme c’est presque toujours le cas aujourd’hui pour la traduction de romans de consommation courante vers l’anglais. Pourtant, qu’il vise l’homogénéisation la plus complète ou un xénisme comique ou décoratif, le traducteur accomplit toujours le même acte. Cet acte consiste à faire passer le sens d’un texte écrit dans une langue A vers une langue B tout en respectant les attentes culturelles et les normes idéologiques, juridiques et éditoriales du pays ou des pays où la langue B est pratiquée. Un traducteur qui ignore —volontairement ou non — ces attentes et ces normes voue son texte à l’oubli ; c’est la plus sûre façon de ne rien faire passer du tout. Écartons l’hypothèse d’un « contexte zéro » tout comme celle d’un traducteur désincarné. Savoir ce que c’est qu’une traduction dans l’abstrait est sans intérêt — il n’y a que des cas réels, donc concrets, donc soumis à des contraintes qui sont, elles, dans leur variété même, du plus grand intérêt. Nous avons hérité de la longue histoire de l’enseignement du latin un modèle mental de l’acte de traduire qui aurait la forme d’un grand V. La pointe de gauche du V représente le texte de départ, la pointe de droite le texte d’arrivée. L’activité du traducteur serait de « déshabiller » l’original de ses formes linguistiques spécifiques en allant à chaque pas plus profondément vers la pointe inférieure du V, le « noyau de sens » de l’énoncé, pour le « rhabiller » ensuite des formes spécifiques de la langue d’arrivée, en remontant vers la pointe de droite. Ce modèle est sans doute fort utile lorsqu’il s’agit d’enseigner 1 Intervention faite dans le cadre des soirées de la librairie sur le thème « Traduire, transmettre », le 12 juin 2004. aux jeunes qu’on ne traduit pas mot à mot entre latin et français. C’est un modèle qui a la vertu de s’apparenter à toute la gamme des idéologies bipolaires du vingtième siècle : structure de surface/structure profonde chez Chomsky, conscient/inconscient chez Freud, base/superstructure chez les marxistes, etc. Mais il ne rend pas compte du tout de l’activité véritable du traducteur, dans sa simplicité il donne une image trompeuse de l’acte de traduire. Le modèle présuppose l’existence d’un noyau de sens (à la pointe inférieure du V) qui serait habillé ni des formes de la langue de départ ni de celles de la langue d’arrivée. Pourtant, il doit être évident qu’un noyau de sens sans langage ne peut exister : il n’y a pas de « dehors » du langage, il n’existe pas de « zone interlinguistique » où le sens circule tout nu. Ce noyau hypothétique, le traducteur ne peut le travailler ni l’habiller, car il n’est rien. Comment donc fait- on passer le sens de A à B ? Pratiquement, le transfert de A à B se passe selon les cas à des niveaux assez variables et souvent tout proches de la « surface ». Par exemple, quand on traduit du français en anglais, on sait sans réfléchir que le pronom impersonnel on va disparaître au profit d’un verbe au passif, tout comme on sait que le passé simple va disparaître dans sa spécificité et sera représenté par un prétérit. Ce qui différencie le traducteur d’un lecteur bilingue, c’est que celui-là possède ce genre d’outillage — un bric-à-brac non d’équivalences exactes, mais de tactiques de transfert sémantique et grammatical. Acquis par la pratique simultanée de deux langues, par l’effort, l’étude et le travail, c’est cet outillage qui permet au traducteur de sauter d’une forme de la langue A à une équivalence adéquate dans la langue B sans passer par la divination toute théorique d’un noyau de sens hors du langage. La traduction, c’est l’application d’un savoir spécifique, semblable au travail d’un plombier ou d’un bricoleur, un savoir hélas non systématique et difficilement systématisable : une panoplie de trucs associés exclusivement au passage de cette langue-ci à celle-là. Cette image de la traduction comme métier artisanal reproduit assez fidèlement le travail du traducteur de textes d’information sans grande profondeur — des textes où les mots signifient ce qu’ils signifient et pas beaucoup plus. Les choses se compliquent lorsque nous avons affaire à des textes provenant d’un véritable travail d’écriture. Même le texte le plus plat d’un journaliste quelconque signifie toujours plus qu’il ne dit, puisque c’est dans la nature de la langue écrite de posséder toujours un supplément de sens. Le traducteur comme le lecteur moyen se moque bien des sens secondaires ou parasites lorsqu’ils sont involontaires. Mais dans le cas de textes dont la multiplicité de sens est voulue et dont le polysémisme provient d’une véritable organisation des signifiants, le traducteur se voit obligé d’abandonner pour une partie les automatismes acquis qui font de lui un professionnel du passage des sens. C’est ici, où l’esprit est dans la lettre, que commencent les défis de la traduction ; c’est ici que commence la traduction de textes impossibles. Deux règles d’or ne doivent jamais être perdues de vues : d’abord, qu’aucun lecteur, a fortiori aucun traducteur, ne peut être certain d’avoir saisi tous les sens d’un texte ; et qu’aucun de ces sens n’est en principe intraduisible. Pour alléger le poids de ces règles, deux façons de tricher sont permises. La technique de la compensation permet de remplacer un effet de sens (par exemple, un jeu de mots) par un autre effet de sens du même type (par exemple, un jeu de mots qui marche mieux dans la langue d’arrivée). La technique du déplacement permet de changer de place des sens secondaires, des allusions culturelles, des références historiques etc., à un autre endroit du texte, où ces effets « passent mieux ». Compensation et déplacement ne gagnent pas toujours des bonnes notes à l’épreuve de l’agrégation, mais elles permettent — ont toujours permis — aux traducteurs de faire passer sans gaucherie la multiplicité même des sens de l’original. Mais elles ne lèvent pas toutes les difficultés. Elles sont inapplicables lorsque le texte de départ s’organise principalement autour de la forme même de ses signifiants. Nous approchons un peu plus de ce que j’ai appelé les « textes impossibles ». Une organisation formelle qui relève de traditions bien établies dans la culture de départ peut toujours être figurée dans le texte d’arrivée, grâce au principe de la compensation, par une forme traditionnelle équivalente de la culture d’arrivée : ainsi l’alexandrin est souvent remplacé en anglais par le pentamètre, qui remplit à peu près la même fonction de prosodie canonique. L’impossible arrive lorsqu’il s’agit d’une forme « une fois pour toutes », d’une forme hapax, sans le soutien d’une tradition et sans attaches culturelles spécifiques. Un exemple type est fourni par La Disparition de Georges Perec, roman lipogrammatique fait exclusivement de mots où ne figure pas la lettre e. Que peut la traduction ? Et sur quelles bases ? Selon quel principe ? Telle la route du Tourmalet, cette montée impossible à vélo qui attire des hordes de cyclistes dès la fonte des neiges, La Disparition attire les traducteurs de tous bords, qui ne rêvent que de maîtriser l’impossible. Il en existe plusieurs versions en anglais ainsi que des traductions allemande, espagnole, italienne, japonaise… Mais dans tous ces cas, la tactique de traduction se révèle très différente de celles décrites jusqu’ici. Pour représenter la forme du lipogramme, forme qui fait le sens du texte, aucun déplacement, aucune compensation ne peut entrer en jeu : il faut simplement faire comme Perec, et écrire sans e (en anglais, en allemand) ou sans a (en espagnol), c’est-à- dire se priver de la lettre la plus fréquente de l’alphabet de la langue d’arrivée. Oui, bien sûr, il faut une énergie toute spéciale, sinon un tour d’esprit obsessif pour y parvenir, mais le plus important est d’apprendre le même procédé d’écriture que celui qui a commandé l’original. C’est en ce sens, pointu mais fondamental, que la traduction de textes impossibles se différencie de la traduction en général : lorsqu’on crée dans la langue d’arrivée un équivalent au style de Céline ou de Bulgakov, on n’écrit pas uploads/Litterature/ l-x27-esprit-et-la-lettre-sur-la-traduction-de-textes-impossibles-d-bellos.pdf

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