Cosmétique de l’ennemi 1......2......3 Cosmétique, l'homme se lissa les che​veu

Cosmétique de l’ennemi 1......2......3 Cosmétique, l'homme se lissa les che​veux avec le plat de la main. Il fallait qu'il fût présentable afin de rencontrer sa victime dans les règles de l'art. Les nerfs de Jérôme Angust étaient déjà à vif quand la voix de l'hôtesse annonça que l'avion, en raison de problèmes techniques, serait retardé pour une durée indéterminée. «Il ne manquait plus que ça», pensa­ t­il. Il détestait les aéroports et la perspec​tive de rester dans cette salle d'attente pendant un laps de temps pas même précisé l'exaspérait. Il sortit un livre de son sac et s'y plongea rageusement. — Bonjour, monsieur, lui dit quel​qu'un avec cérémonie. Il souleva à peine le nez et rendit un bonjour de machinale politesse. L'homme s'assit à côté de lui. — C'est assommant, n'est­ce pas, ces retards d'avion? — Oui, marmonna­t­il. — Si au moins on savait combien d'heures on allait devoir attendre, on pourrait s'organiser. Jérôme Angust approuva de la tête. — C'est bien, votre livre? demanda l'inconnu. «Allons bon, pensa Jérôme, faut­il en plus qu'un raseur vienne me tenir la jambe?» — Hm hm, répondit­il, l'air de dire: «Fichez­moi la paix.» — Vous avez de la chance. Moi, je suis incapable de lire dans un lieu public. «Et du coup, il vient embêter ceux qui en sont capables», soupira intérieu​rement Angust. — Je déteste les aéroports, reprit l'homme. («Moi aussi, de plus en plus», songea Jérôme.) Les naïfs croient que l'on y croise des voyageurs. Quelle erreur romantique! Savez­vous quelle espèce de gens l'on voit ici? — Des importuns? grinça celui qui continuait à simuler la lecture. — Non, dit l'autre qui ne prit pas cela pour lui. Ce sont des cadres en voyage d'affaires. Le voyage d'affaires est à ce point la négation du voyage qu'il ne devrait pas porter ce nom. Cette activité devrait s'appeler «déplacement de com​merçant». Vous ne trouvez pas que cela serait plus correct? — Je suis en voyage d'affaires, arti​cula Angust, pensant que l'inconnu allait s'excuser pour sa gaffe. — Inutile de le préciser, monsieur, cela se voit. «Et grossier, en plus!» fulmina Jérôme. Comme la politesse avait été en​freinte, il décida qu'il avait lui aussi le droit de s'en passer. — Monsieur, puisque vous ne semblez pas l'avoir compris, je n'ai pas envie de vous parler. — Pourquoi? demanda l'inconnu avec fraîcheur. — Je lis. — Non, monsieur. — Pardon? — Vous ne lisez pas. Peut­être croyez­vous être en train de lire. La lec​ture, ce n'est pas ça. — Bon, écoutez, je n'ai aucune envie d'entendre de profondes considérations sur la lecture. Vous m'énervez. Même si je ne lisais pas, je ne voudrais pas vous parler. — On voit tout de suite quand quelqu'un lit. Celui qui lit — qui lit vrai​ment — n'est pas là. Vous étiez là, mon​sieur. — Si vous saviez combien je le regrette! Surtout depuis votre arrivée. — Oui, la vie est pleine de ces petits désagréments qui la rendent insane. Bien plus que les problèmes métaphy​siques, ce sont les infimes contrariétés qui signalent l'absurdité de l'existence. — Monsieur, votre philosophie à deux francs cinquante, vous pouvez vous la... — Ne soyez pas inconvenant, je vous prie. — Vous l'êtes bien, vous! — Texel. Textor Texel. — Qu'est­ce que vous me chantez là? — Reconnaissez qu'il est plus facile de converser avec quelqu'un dont on connaît le nom. — Puisque je vous dis que je ne veux pas converser avec vous! — Pourquoi cette agressivité, mon​sieur Jérôme Angust? — Comment savez­vous mon nom? — C'est écrit sur l'étiquette de votre sac de voyage. Il y a votre adresse aussi. Angust soupira: — Bon. Qu'est­ce que vous voulez? — Rien. Parler. — J'ai horreur des gens qui veulent parler. — Désolé. Vous pouvez difficilement m'en empêcher: ce n'est pas interdit. L'importuné se leva et alla s'asseoir cinquante mètres plus loin. Peine per​due: l'importun le suivit et se posta à côté de lui. Jérôme bougea à nouveau pour aller occuper une place vide coin​cée entre deux personnes, se croyant ainsi à l'abri. Cela ne sembla pas gêner son escorte qui s'installa debout face à lui et reprit l'assaut. — Vous avez des ennuis profession​nels? — Vous allez me parler devant les gens? — Où est le problème? Angust se leva encore pour reprendre son ancienne place: tant qu'à se faire humilier par un raseur, autant se passer de spectateurs. — Vous avez des ennuis profession​nels? répéta Texel. — Inutile de me poser des questions. Je ne répondrai pas. — Pourquoi? — Je ne peux pas vous empêcher de parler puisque ce n'est pas interdit. Vous ne pouvez pas me forcer à répondre puisque ce n'est pas obligatoire. — Vous venez cependant de me répondre. — Pour mieux m'en abstenir ensuite. — Je vais donc vous parler de moi. — J'en étais sûr. — Comme je vous l'ai déjà dit, mon nom est Texel. Textor Texel. — Navré. — Vous dites cela parce que mon nom est bizarre? — Je dis cela parce que je suis navré de vous rencontrer, monsieur. — Il n'est pourtant pas si bizarre, mon nom. Texel est un patronyme comme un autre, qui dit mes origines hollandaises. Cela sonne bien, Texel. Qu'en pensez­vous? — Rien. — Evidemment, Textor, c'est moins facile. Pourtant, c'est un prénom qui a ses lettres de noblesse. Savez­vous que c'était l'un des nombreux prénoms de Goethe? — Le pauvre. — Non: ce n'est pas si mal, Textor. — Ce qui est affligeant, c'est d'avoir quelque chose en commun avec vous, ne serait­ce qu'un prénom. — On croit que c'est laid, Textor, mais si l'on y réfléchit, ce n'est pas bien différent du mot «texte», qui est irré​prochable. A votre avis, quelle pourrait être l'étymologie du prénom Textor? — Punition? Châtiment? — Auriez­vous donc quelque chose à vous reprocher? demanda l'homme avec un drôle de sourire. — Vraiment pas. Il n'y a pas de jus​tice: on s'en prend toujours à des inno​cents. — Quoi qu'il en soit, votre proposi​tion est fantaisiste. Textor vient de «texte». — Si vous saviez combien ça m'est égal. — Le mot «texte» vient du verbe latin texere, qui signifie «tisser». Comme quoi le texte est d'abord un tissage de mots. Intéressant, n'est­ce pas? — En somme, votre prénom signifie «tisserand»? — J'y verrais plutôt le sens second, plus élevé, de «rédacteur»; celui qui tisse le texte. Dommage qu'avec un nom pareil je ne sois pas écrivain. — En effet. Vous noirciriez du papier au lieu d'accabler les inconnus avec votre bla­bla. — Comme quoi c'est un beau pré​nom que le mien. En vérité, ce qui pose problème, c'est la conjonction de mon patronyme et de mon prénom: il faut reconnaître que Textor Texel, cela sonne mal. — C'est bien fait pour vous. — Textor Texel, reprit l'homme en insistant sur la difficulté qu'il y avait à prononcer cette succession de x et de t. Je me demande ce qui s'est passé dans la tête de mes parents pour m'appeler ainsi. — Fallait leur demander. — Mes parents sont morts quand j'avais quatre ans, en me laissant en héritage cette identité mystérieuse, comme un message que j'aurais à élucider. — Elucidez­le sans moi. — Textor Texel... Avec le temps, quand on s'est habitué à prononcer ces sons complexes, on cesse de les trouver discordants. Il y a même, en fin de compte, une certaine beauté phoné​tique à ce nom singulier: Textor Texel, Textor Texel, Textor... — Vous allez encore vous gargariser longtemps? — De toute façon, comme l'écrit le linguiste Gustave Guillaume: «Les choses qui plaisent à l'oreille sont celles qui plaisent à l'esprit.» — Que peut­on faire contre les gens de votre espèce? S'enfermer aux toi​lettes? — Cela ne servirait à rien, cher mon​sieur. Nous sommes dans un aéroport: les toilettes ne sont pas isolées phoniquement. Je vous accompagnerais en ces lieux et je continuerais à vous par​ler derrière la porte. — Pourquoi faites­vous ça? — Parce que j'en ai envie. Je fais tou​jours ce dont j'ai envie. — Moi, j'ai envie de vous casser la gueule. — Pas de chance pour vous: ce n'est pas légal. Moi, ce que j'aime dans la vie, ce sont les nuisances autorisées. Elles sont d'autant plus amusantes que les victimes n'ont pas le droit de se défendre. — Vous n'avez pas d'ambitions plus hautes dans l'existence? — Non. — Moi, si. — Ce n'est pas vrai. — Qu'en savez­vous? — Vous êtes un homme d'affaires. Vos ambitions se chiffrent en argent. C'est petit. — Au moins, je n'embête personne. — Vous nuisez certainement à quelqu'un. — Quand bien même ce serait vrai, qui êtes­vous pour venir me le repro​cher? — Je suis Texel. Textor Texel. — On le saura. — Je suis hollandais. — Le Hollandais des aéroports. On a les Hollandais volants qu'on peut. — Le Hollandais volant? Un débu​tant. Un romantique niais qui ne s'en prenait qu'aux femmes. — Tandis que vous, vous vous en pre​ nez aux hommes? — Je m'en prends à qui m'inspire. Vous êtes très inspirant, uploads/Litterature/ amelie-nothomb-cosmetique-de-l-x27-ennemi.pdf

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