América : Cahiers du CRICCAL La revue Disco et les débuts du péronisme Jean-Pie
América : Cahiers du CRICCAL La revue Disco et les débuts du péronisme Jean-Pierre Bernes Citer ce document / Cite this document : Bernes Jean-Pierre. La revue Disco et les débuts du péronisme. In: América : Cahiers du CRICCAL, n°9-10, 1992. Le discours culturel dans les revues latino-américaines, 1940-1970. pp. 377-383; doi : 10.3406/ameri.1992.1086 http://www.persee.fr/doc/ameri_0982-9237_1992_num_9_1_1086 Document généré le 12/03/2016 LA REVUE DISCO ET LES DEBUTS DU PERONISME Le 17 octobre 1945, une foule de manifestants réunis sur la Plaza de Mayo, à Buenos Aires, réclame la mise en liberté de J.D. Perôn, et proclame sa candidature à la Présidence de la Nation. Commence dès lors pour la grande majorité des intellectuels argentins une décade qui leur apparaît comme le pendant de la Décade infâme qui a suivi la coup d'état emblématique du général Uriburu, lourd d'une cyclique postérité. Malheur à celui qui ose trahir. Ce sera le cas de Leopoldo Maréchal, collaborateur assidu de Sur, de 1932 o 1939, dont le roman à clés, Adân Buenos Ayres, sera saboté, dès sa parution en 1948 1, et qui ne connaîtra, dès lors, qu'une carrière confidentielle jusqu'à sa seconde édition, en 1965. Les raisons de cet ostracisme ? La nomination en 1945 de Maréchal qui était péroniste ou plutôt justicialiste comme il préférait le dire "afin de ne pas personnaliser", à la "Direction générale de la culture esthétique du secrétariat de la culture". Ses prises de positions politiques provoqueront autour de lui un vide, pendant près de vingt ans et seuls quelques fidèles, Cortazar ou David Vifïas continueront à l'entourer. Pour l'intelligentsia traditionnelle, la dictature naissante issue pourtant de la légalité des urnes, est ressentie d'emblée comme une intrusion néfaste dans les valeurs dominantes 2. Comme les conférences ou les commémorations, les revues littéraires sont l'un des fétichismes culturels les plus obsessionnels des Argentins. Les crises politiques aggravent cette tendance naturelle et sont le témoin d'une floraison de revues qui ne dépassent pas, dans la plupart des cas, le nombre des grâces et dont certaines même, se réduisent à un seul numéro mort-né, précieux en raison de sa profession de foi, hélas sans lendemain. Entre 1930 et 1931, 14 nouvelles revues 378 Jean-Pien-e BERNES avaient vu le jour en Argentine. Entre 1945 et 1947, 16 revues nouvelles viennent alourdir le paysage déjà chargé des publications périodiques culturelles. Elles se nomment : Disco, Los Anales de Buenos Aires, Correspondencia, Davar, Estrambote, Expresiôn, Fray Mocho, Invenciôn, Laurel, Realidad, Sauce, Savia, Sendas, Tiempo Vivo, Viracocha, Vuelo 3. On remarquera, au passage, la banalité, la modestie de certains titres (Expresiôn, Invenciôn); on remarquera également le pastiche d'un modèle référentiel (Anales de Buenos Aires), mais encore l'aspect végétal d'autres titres qui filent collectivement la métaphore de la floraison. On notera, de surcroît, que 7 revues sur 16, soit près de la moitié, ne dépassent pas le stade probatoire et éliminatoire du premier numéro. Parallèlement, 11 revues disparaissent durant la seule année 1945 4. On saisit à la simple lecture de ces chiffres l'étonnante vitalité des "inquiétudes" culturelles argentines. Nous ne retiendrons pour les commodités de l'exposé qu'une seule revue, Disco, qui naît en 1945 tout en déplorant la perception monographique du problème, trop réductrice, trop simplificatrice. Lorsque Disco paraît, en novembre 1945, Nosotros a pris fin, pour la deuxième fois, avec le n°90 de septembre 1943. Sur bientôt agitée par la vacance du pouvoir (celui de José Bianco) se livre à des débats sur la littérature engagée, l'existentialisme, manifeste la constance de son anticommunisme viscéral et célèbre, dans des numéros spéciaux ou anthologiques : Valéry (132), G. Mistral (134), C. Henriquez Urefia (141), Les Lettres Françaises (147-149), Les Lettres Anglaises (153-156), Cervantes (158), Gandhi (161). Sur, à partir de 1945, va développer une protestation antipéroniste presque toujours souterraine, silencieuse dans des textes qu'il convient de décrypter. Notons toutefois quelques rares exceptions dues à J.L. Borges, résolument anti-péroniste, car il voit en Perôn, un avatar de la résurgence cyclique du tyran argentin, dont l'une des incarnations, au XIXème siècle, a été Rosas, l'ennemi héréditaire de son clan. On trouvera une illustration exemplaire de cette quichottesque révolte dans le discours prononcé par Borges, lors du dîner que lui offrirent les écrivains argentins et dont le texte est reproduit dans le n°142 de Sur daté d'août 1946 5. Entre novembre 1945 et décembre 1947 paraissent dix numéros de la revue Disco (Revista literaria mensual) dirigés par Juan Rodolfo Wilcok. On pourrait dans une approche sommaire et simpliste considérer Disco, comme la dernière revue poétique argentine des années 40, l'aboutissement de Canto I hojas de poesîa, fondée en juin 1940 "revue de combat pour la poésie, pour rechercher son essence rigoureuse et parvenir au plus profond de son être" 6, ou comme un développement de Verde memoria, revue de poésie et de critique dont J.R. Wilcok est le co-directeur avec Ana Maria Chouhy Aguirre 7. LA REVUE DISCO ET LES DEBUTS DU PERONISME 379 A la différence de ses aînées, Disco paraît sans profession de foi, sans ces marges du texte décryptées par G. Genette. On ne trouvera point ici ce "vestibule" dont parle Borges, cette zone non seulement de transition mais de transaction, ce lieu privilégié d'une pragmatique et d'une stratégie. Le titre Disco (Disque) dit à la fois la pièce de métal ou de pierre de jeu antique et l'athlète qui s'exerce à lancer le palet, le discobole. Faut-il y voir un programme implicite, une secrète allusion à l'Antiquité sportive et combattante, au civisme défensif des intellectuels et artistes argentins s'opposant au déferlement des hordes barbares péronistes/cabecitas negras ? Disco dit aussi, dans le langage de l'astronomie, le corps rond du soleil, ou de la lune, comme le chante le poète : L'astre des nuits perçant un nuage funèbre Roulait au haut des cieux son disque ensanglanté. Le disque présentement solaire est peut-être aussi, dans le contexte poétique portègne, une secrète perversion de la Lune d'en face borgienne chargée de connotations littéraires un peu surannées qui relèvent de l'esthétique finissaecularis. La représentation de ce disque-soleil, face solaire rayonnante qui occupe le centre de la page de couverture et qui est due au talent de Silvina Ocampo, disciple de Chirico et de Léger, se situe dans la filiation graphique de la lune anthropomorphe gravée par son amie Norah Borges, la soeur bien aimée du poète pour la page de l'édition originale de Luna de enfrente qui porte la justification du tirage. Le directeur de la revue, J.R. Wilcok, né à Buenos Aires en 1919, l'un des principaux représentants de la génération de 1940, aux côtés de Enrique Molina et de Vicente Barbieri, est un marginal à plus d'un titre, tout comme d'ailleurs Silvina Ocampo, sa complice en écriture 8, jamais nommée mais omniprésente à travers ses hétéronymes qui, tout au long de la publication, sont autant de transgressions de son sexe et de son identité nationale. Chaque numéro se présente, à première vue, comme une brève anthologie de fragments de morceaux choisis par des lecteurs exigeants, hédonistes et boulimiques. Anthologie, choix de textes, étonnant florilège tellement encyclopédique, tellement significatif de cette capacité portègne d'assimilation qui a pu irriter le reste du continent. Selon l'humeur ou la convenance, ces textes sont présentés soit en version originale (espagnol, français, anglais, allemand), soit en traduction et parfois même en versions bilingues qui mettent en valeur le savoir-faire éblouissant des traducteurs. On sait ce que ces transversalités idiomatiques représentent dans la hiérarchie des péchés capitaux, pour le nationalisme péroniste exclusivement attaché à la langue maternelle, élément incontournable de la pratique et de la communication du savoir, langue vierge de toute pollution. Rappelons la censure contre l'intrusion du lunfardo 380 Jean-Pierre BERNES dans les letras de tango et, par exemple, le rappel à l'ordre de l'héroïne de Contursi, "percanta que me amurasté" qui dut se banaliser dans le moule de l'orthodoxie pour devenir tout simplement, dans la version expurgée "Muchacha que me dejaste / en lo mejor de mi vida". La revue Disco est encombrée de présences sûrement indésirables pour l'orthodoxie nationaliste du péronisme. Un bref index les proclame qui fait apparaître les noms de Quevedo et Villamediana, Morike, Croce, mais aussi Valéry, Louise Labbé, Rimbaud, Supervielle, Aragon, Eluard, P. Jean-Jouve, Alexis de Tocque ville, à côté de ceux de Ezra Pound, J. Keats, Swinburne, Isherwood, Paul Bowles, Tennyson, T.S. Eliot ou Henry James, bref, des rares, comme les eût appelés Rubén Dario. Mais ne nous y trompons pas. La revue ne saurait être réduite à cette image de florilège précieux pour "exquisitos" décadents. Si on examine de plus près ses couvertures aux délicates nuances, jaune safrané, rose brique, bleu céruléen, vert céladon, parme ou ivoire, on y découvre, outre le disque solaire irradiant, emblème de l'entreprise, à la fois lumière opposée à l'ombre ambiante, et bouclier de combat, des inscriptions singulièrement disposées sur la périphérie de la page. Cette page qui est en quelque sorte l'icône de la revue, inscrit aux quatre points cardinaux, en noir, en grandes majuscules, une maxime. Cette disposition conquérante insolite n'est pas sans faire penser à la structure du uploads/Litterature/ ameri-0982-9237-1992-num-9-1-1086.pdf
Documents similaires
-
18
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Nov 25, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
- Taille du fichier 0.5251MB