1 Lecture analytique: Racine, Phèdre (extrait de : Acte II scène VI) Lecture an
1 Lecture analytique: Racine, Phèdre (extrait de : Acte II scène VI) Lecture analytique: Racine, Phèdre (extrait de : Acte II scène VI) TEXTE A ETUDIER : HIPPOLYTE Madame, pardonnez : j’avoue, en rougissant, Que j’accusais à tort un discours innocent. Ma honte ne peut plus soutenir votre vue ; Et je vais… PHÈDRE Ah, cruel ! tu m’as trop entendue ! Je t’en ai dit assez pour te tirer d’erreur. Eh bien ! connais donc Phèdre et toute sa fureur : J’aime ! Ne pense pas qu’au moment que je t’aime, Innocente à mes yeux, je m’approuve moi-même ; Ni que du fol amour qui trouble ma raison Ma lâche complaisance ait nourri le poison ; Objet infortuné des vengeances célestes, Je m’abhorre encor plus que tu ne me détestes. Les dieux m’en sont témoins, ces dieux qui dans mon flanc Ont allumé le feu fatal à tout mon sang ; Ces dieux qui se sont fait une gloire cruelle De séduire le cœur d’une faible mortelle. Toi-même en ton esprit rappelle le passé : C’est peu de t’avoir fui, cruel, je t’ai chassé ; J’ai voulu te paraître odieuse, inhumaine ; Pour mieux te résister, j’ai recherché ta haine. De quoi m’ont profité mes inutiles soins ? Tu me haïssais plus, je ne t’aimais pas moins ; Tes malheurs te prêtaient encor de nouveaux charmes. J’ai langui, j’ai séché dans les feux, dans les larmes : Il suffit de tes yeux pour t’en persuader, Si tes yeux un moment pouvaient me regarder… Que dis-je ? cet aveu que je te viens de faire, Cet aveu si honteux, le crois-tu volontaire ? Tremblante pour un fils que je n’osais trahir, Je te venais prier de ne le point haïr : Faibles projets d’un cœur trop plein de ce qu’il aime ! Hélas ! je ne t’ai pu parler que de toi-même ! Venge-toi, punis-moi d’un odieux amour : Digne fils du héros qui t’a donné le jour, Délivre l’univers d’un monstre qui t’irrite. La veuve de Thésée ose aimer Hippolyte ! Crois-moi, ce monstre affreux ne doit point t’échapper ; Voilà mon cœur : c’est là que ta main doit frapper. Impatient déjà d’expier son offense, Au-devant de ton bras je le sens qui s’avance. Frappe : ou si tu le crois indigne de tes coups, Si ta haine m’envie un supplice si doux, Ou si d’un sang trop vil ta main serait trempée, Au défaut de ton bras prête-moi ton épée ; Donne. ŒNONE Que faites-vous, madame ! Justes dieux ! Mais on vient : évitez des témoins odieux ! Venez, rentrez ; fuyez une honte certaine. PHEDRE (1677), Jean RACINE. Acte II scène VI (extrait) 2 Ecrite en 1677, Phèdre, pièce en cinq actes écrite par Jean Racine, traite des conséquences funestes de la passion amoureuse. Phèdre, femme de Thésée, est rongée par l’amour qu’elle porte à son beau-fils, Hippolyte. Dans la scène 5 de l’acte II, elle lui avoue sa flamme incestueuse, et son combat acharné et impuissant pour la combattre. Après avoir montré que cette scène 5 de l’acte II opère un renversement crucial dans la pièce (I), nous verrons en quoi Phèdre y est présentée comme une héroïne tragique (II), témoignant des influences classiques et jansénistes de l’auteur (III). Dans cette scène, l’aveu de Phèdre apparaît comme une libération. Trop longtemps retenue, la parole de Phèdre se libère : notre héroïne interrompt précipitamment Hippolyte avec une tirade de quarante vers. Elle confronte Hippolyte à l’amour qu’elle éprouve pour lui, passant brusquement à la deuxième personne du singulier « tu » alors qu’elle a toujours vouvoyé son beau-fils jusque-là : « je t’en ai dit assez » (v. 6) ; « je t’aime » (v. 8) ; « je m’abhorre encore plus que tu ne me détestes » (v. 13), « j’ai recherché ta haine » (v. 21). Les vers 4 à 8 donnent également l’impression d’un crescendo irrépressible, chaque vers semblant plus long que le précédent, jusqu’à l’aveu, mis en relief par la césure en début de vers, « J’aime. » Ah, cruel ! Tu m’as trop entendue ! Je t’en ai dit assez pour te tirer d’erreur. Eh bien ! Connais donc Phèdre et toute sa fureur: J’aime ! Ne pense pas qu’au moment que je t’aime, Phèdre souligne elle-même le caractère incontrôlable de cet aveu : « Cet aveu si honteux, le crois-tu volontaire ? » La césure « Donne. » (v. 46) qui fait écho à l’aveu « J’aime. » clôt la tirade sur elle-même : Phèdre s’est livrée, tout est dit. La tirade de Phèdre apparaît tantôt comme un plaidoyer, c’est-à-dire un discours qui défend quelqu’un, tantôt comme un réquisitoire, c’est à dire un discours qui accuse. En effet, Phèdre se désigne à la fois comme coupable d’un amour incestueux et victime de la volonté des dieux. Tout d’abord, Phèdre avoue sa faute : « J’aime. » au vers 8. La brièveté de l’aveu (sujet-verbe seulement : « j’aime » ) accentue sa brutalité : Phèdre avoue sa faute en endossant pleinement sa culpabilité (emploi du pronom personnel « je » ). Néanmoins, tout en reconnaissant sa culpabilité, Phèdre se dépeint ensuite comme une victime. 3 Elle accuse en effet les dieux de lui avoir inspiré cet amour : « ces dieux qui dans mon flanc / Ont allumé le feu fatal » (v. 14-15) ; « Ces dieux qui se sont fait une gloire cruelle / De séduire le cœur d’une faible mortelle » (v. 16-17). L’accusation transparaît clairement dans l’emploi du déictique « ces » (« ces dieux« ). Par ailleurs, le groupe nominal « ces dieux » est sujet des verbes d’action (« ont allumé« ) tandis que Phèdre n’est que l’ « objet infortuné de leurs vengeances » (v.12). Phèdre ne fait donc que subir l’influence des dieux. Ensuite, Phèdre souligne les efforts déployés pour lutter contre cette passion : « C’est peu de t’avoir fui, cruel, je t’ai chassé : / J’ai voulu te paraître odieuse, inhumaine, / Pour mieux te résister, j’ai recherché ta haine. » (v. 19-21). Ces efforts, d‘intensité croissante ( « t’avoir fui » => « t’ai chassé » ; « odieuse » => « inhumaine » ; « te résister » => « recherché ta haine« ) n’ont pas porté leurs fruits : « inutiles soins » . La scène 5 de l’acte II de Phèdre est une scène charnière qui inverse les rapports qu’entretenaient les personnages. Au début de l’extrait étudié, Hippolyte se présente comme un accusateur coupable devant Phèdre. En effet, il vient d’accuser sa belle-mère d’être coupable d’un amour incestueux, mais se rétracte immédiatement, pensant s’être trompé. Il implore alors le pardon de Phèdre : « Madame, pardonnez. J’avoue, en rougissant, / Que j’accusais à tort un discours innocent.» (v. 1-2). Or l’aveu de Phèdre renverse la situation. Hippolyte devient le juge dont elle implore la sentence : « punis-moi d’un odieux amour » (v. 34) ; « Voilà mon cœur : c’est là que ta main doit frapper. » (v. 39) ; « Frappe. » (v. 42). A la honte d’Hippolyte, « Ma honte ne peut plus soutenir votre vue » (v. 3), qui ouvre l’extrait analysé, succède celle de Phèdre, exposée par Œnone, à la fin de la scène « Venez, rentrez, fuyez une honte certaine. » (v. 49). Le renversement est donc total. Transition : L’aveu de Phèdre a un effet tragique : l’impossibilité d’échapper à la honte annonce déjà l’issue fatale de la pièce, faisant de Phèdre une héroïne tragique. La longue tirade de Phèdre met en relief sa solitude et son isolement. En effet, Phèdre s’exprime sur plus de 40 vers sans qu’Hippolyte ou Oenone ne l’interrompe. Or l’absence de réponse d’Hippolyte – verbale et physique puisqu’il ne la tue pas – et le silence d’Oenone, sont éloquents : les deux autres personnages présents sur scènes sont muets de stupéfaction. Ce mutisme fait ressortir l’isolement de Phèdre et l’horreur de son aveu. D’ailleurs, Phèdre ne s’adresse pas seulement à Hippolyte. Cette tirade lui permet surtout d’épancher son cœur. ♦ La première personne du singulier et les questions rhétoriques témoignent ainsi d’une démarche introspective – Phèdre observe ses propres états de conscience : « Je t’en ai dit assez» (v. 6) ; « J’aime » (v. 8), « je m’approuve moi-même » (v. 9) ; « Je m’abhorre » (v. 13) ; « Je le sens » (v. 41) ; « De quoi m’ont profité mes inutiles soins ? » (v. 22) ; « Que dis-je ? » (v. 28) ; « Cet aveu si honteux, le crois-tu volontaire ? » (v. 29) ♦ Usant de la troisième personne du singulier pour parler d’elle, Phèdre se distancie d’elle-même : « connais donc Phèdre et toute sa fureur» (v. 7). 4 ♦ Elle prend sa défense, « Ces dieux qui se sont fait une gloire cruelle / De séduire le cœur d’une faible mortelle » (v. 16-17), elle prononce sa propre sentence : « uploads/Litterature/ analyse-phedre.pdf
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- Publié le Jul 04, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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