171 L’abécédaire de Didier Anzieu par Roland GROSSMANN Didier Anzieu (1923-1999

171 L’abécédaire de Didier Anzieu par Roland GROSSMANN Didier Anzieu (1923-1999) s’est amusé àprésenterunepochadeenassociantàchaque lettre de l’alphabet un texte et une illustra- tion1.EnécrivantMONA.B.C.DAIRE,ilinsiste surlesélémentsdulangage.Unabécédairefait accéder au monde de l’écrit. Mais un monde sépare ce qu’on dit et entend de ce qu’on voit etlit.Lebébébabilled’abordetrépètecequ’il entend. Enfant, il progresse par essais et erreurs avec parfois des trouvailles. Il écoute lescomptinesqueracontentsesparents,joue aveclessonorités :Amstramgram,PicetPicet Colegram… Il chantonne avec ses camarades pourdésignerceluiquisortiradujeuoucourra après les autres. Ensemble, ils comptent les s y l l a b e s , inventent des e x p r e s s i o n s d o n t l a fin entendue correspond au début du mot suivant : bout de ficelle, selle de cheval, cheval de bois,… D’où la première question :quelleestlaplacedujeudansl’activitédu psychanalyste ? 1. ANZIEU (Didier), Mon A.B.C.DAIRE illustré par Jérôme Hébert, Les belles Lettres/ Archambaud, 1995. Une pochade (de pocher, « dessiner prestement ») a pour second sens celui d’une œuvre littéraire sans prétention. Couverture : Pierre-André Gualino (illustration : Rachid Maraï) Mémoires de l’Académie Nationale de Metz – 2011 172 Le livre est publié dans la collection Les belles lettres. Les activités littéraires ont un trait commun avec l’art. Un illustrateur figure la pensée d’Anzieu. Il aurait pu s’adresser à un musicien ou à un peintre2. Son ouvrage sur Samuel Beckett, construit en abîme, épouse la complexité de l’œuvre3. Or Heinz Holliger mit en scène dans un opéra deux pièces de Beckett, prolongeant l’interrogation de Watt sur la source des bruits qu’il entendait : « Provenaient-ils du monde exté- rieur où était-il halluciné ? »4 L’opposition, dans notre conscience, entre ce qui nous vient de l’extérieur et de l’intérieur, a hanté l’auteur du Moi-peau. Un rêve rapporté le montre enfant dépouillant sa peau et devenant un et tout, avant de fondre dans un sommeil 2. Victor Hugo rêve à partir des sonorités douces du mot asphodèle. Dans le poème les Djinns, tiré des Orientales, la forme correspond aux sensations éprouvées par la montée d’une tempête dans le désert, suivie d’un retour au calme progressif. Le tout figure plutôt une descente en enfer, puis une remontée. Hugo cherche une langue nouvelle « résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant ». Dans les Djinns, les vers de deux pieds de la première strophe augmentent d’un pied à chaque strophe suivante jusqu’à un sommet avant de diminuer de façon symétrique. Dans les Orientales, l’ordre des poèmes s’organise en un discours chaque fois construit sur une opposition : féminin/masculin, passion/délire, bien/mal, raffinement/horreur, matière/esprit, réalité/imaginaire, érotisme/sentiment. Dans les Orientales, « plutôt qu’un caprice de l’imagination, ce qui est en jeu c’est une captation imaginaire, issue des profondeurs de l’être d’un au-delà de la conscience et de la rationalité, elle met immédiatement le poète en relation avec l’Orient, confondu alors avec la « pure poésie », celle qui va droit à l’intime du tout aux origines perdues d’un langage et d’une civilisation… » HUGO (Victor), Poésie I, Les Orientales, LAFOND, Bouquins, Présent, de Cl. Gély, p. 1065. 3. Anzieu étudia le processus créatif chez Freud, Beckett et Bacon, avant d’écrire ses Contes à Rebours destinés à des psychanalystes. ANZIEU (Didier), Contes à Rebours, Les belles lettres / Archambaud, 1995. 4. « Cœur de grenouille ou cœur des anges ? » Allusion à la comédie Les grenouilles d’Aristophane qui, critique des mœurs politiques de son temps, fait se disputer aux enfers Eschyle, défenseur des dieux, et Euripide, déjà représentant des modernes. ANZIEU (Didier), Beckett, Seuil/Archambaud, 2004, post-scriptum 2, Il donne trois exemples d’inversions de mots dans une phrase qui permettent de dire une chose et de dire en même temps son contraire L’amour fait passer le temps, le temps fait passer l’amour. Il ne faut pas confondre le boulevard des Filles du Calvaire et le calvaire des filles du boulevard. Au livre de Proudhon : Philosophie de la misère, Marx réplique en écrivant Misère de la philosophie. L’œuvre de Beckett serait un palindrome généralisé qui tendrait à ramener au niveau proche de zéro, non pas la quantité d’excitation pulsionnelle, mais le sens même des phénomènes psychiques. Or il s’agit là d’un double jeu et d’une nécessité vitale. L’abécédaire de Didier Anzieu 173 délicieux. L’ouvrage Les voies de la psyché, en hommage à Anzieu, porte en première de couverture une repro- duction de Lorenzo Lippi intitulée Allégorie de la simu- lation, femme tenant un masque et une grenade. Le masque, symbole de la comédie, donne le change sur nos intentions secrètes. La grenade est un fruit agréable, mais le mot évoque une arme destructrice. D’où une deuxième question : quelle est la nature de cette force cachée que révèle la psychanalyse ? Si la psychanalyse nous introduit dans les apories, les jeux du langage posent la question de la liberté, au sens où on dit qu’il y a du jeu dans les rouages d’un appareil. La parole diffère de l’écriture en ce qu’elle possède des intonations qui ne peuvent être perçues que dans l’écoute5. Chacun, en fonction de son éduca- tion, convertit des voyelles en modifiant leur timbre6. C’est pourquoi les spécialistes du renseignement reconnaissent un individu à sa voix. Or Lacan affirme : « L’inconscient, ça parle ! »7 D’où la troisième question : l’inconscient est-il structuré comme un langage ? Il y a un paradoxe à vouloir trouver dans le langage la nature de ce qui n’est pas conscient. Il faut un cadre conceptuel pour se démarquer d’une théorie métaphysique de l’esprit et d’une psychologie fondée sur l’introspection de la vie mentale consciente. Anzieu, psychologue clinicien, ouvert à l’idée 5. Une diphtongue (le terme vient de deux et de son, en grec), est une voyelle complexe qui change de timbre en cours d’émission. Mais, à l’écrit, il y a de fausses diphtongues : ainsi en français des groupes de deux lettres notent un seul phonème : (ai, a i). Au contraire une semi-consonne suivie d’une voyelle (oi), se prononce comme une voyelle simple. 6. « Là le sens s’atteint seulement à travers l’enchaînement des signifiants. Ceci veut dire que la relation biunivoque du signe saussurien ne s’applique plus. […] Anzieu remarque les inconvénients cliniques et techniques que présente le fait de considérer le patient comme un « texte », voire un texte dépourvu de thème. » Julio Woscoboinik, Le secret de Borges, Césura Lyon Edition, 1989, p. 35. 7. Lacan avait une culture encyclopédique. Avant ses leçons, il notait quelques idées : puis il improvisait comme une Pythie, faisant confiance à sa mémoire. La prophétesse de l’oracle d’Apollon subjuguait les foules. Les admirateurs du génie de Lacan comprenaient-ils ce qu’il professait ? Lorenzo Lippi, Allégorie de la simulation : femme tenant un masque et une grenade, collectiondes musées d’Angers. © Photo RMN Mémoires de l’Académie Nationale de Metz – 2011 174 d’interdisciplinarité, plaide pour l’unité de la psychologie tout en acceptant la variété de ses approches. Or il existe plus de 250 méthodes de psychothéra- pies. Un psychologue n’en connait que cinq ou six. Quel est leur fondement théorique ?8 Deux questions se posent. Comment ouvrir le monde de l’esprit à l’inconscient ? Comment positionner l’inconscient dans le monde de la nature ?9 Anzieu a théorisé l’expérience psychanalytique. Se plaçant d’un point de vue dynamique, il définit et décrit la logique de l’inconscient, mais également le déguisement des pulsions. Écoutant le patient se laisser aller à la rêverie, il relève des détails, les rapproche et tente de combler les vides par un travail de reconstruction. D’où la question ultime : s’il existe un inconscient qui nous parle, ce qu’il nous dit a-t-il un sens ?10 Mon professeur servira de guide à l’exposé de quelques concepts. Il vous invite à interpréter à votre guise le texte écrit et l’image correspondante11. Ne prenez pas au premier degré les énoncés et les dessins qui les accompagnent. Ce ne sont que des clins d’œil ! Regardez sous la surface des choses ! Association Le concept d’association se retrouve dans de nombreuses activités humaines. Le peintre associe des couleurs, les marie ou les oppose. L’association d’idées est un processus psychologique par lequel une idée ou une imageenévoqueuneautre.L’associationnisme cherchait les lois générales qui régissent l’esprit, lois fondées sur la similitude. Freud, 8. Les neurosciences qui se développent actuellement avec la neurobiologie, ne contredisent pas la psychanalyse dans la mesure où elles mettent l’accent sur les réseaux et les connexions. 9. La métapsychologie aide à « penser » l’expérience psychanalytique. Les cadres conceptuels doivent être « au plus proche des structures et des contenus des formations de l’inconscient ». « Les métaphores constitutives de la métapsychologie sont naturellement constituées à partir des thèmes et des structures de la réalité psychique. » C’était là le parti que prend Anzieu : « la théorie du Moi-peau en constitue une illustration éclatante. » WIDLÖCHER (Daniel), Métapsychologie et auto-analyse, Les voies de la psyché, Hommage à Didier Anzieu, Dunod, 2000, p. 122. 10. La preuve de la validité de ses découvertes lui est fournie par l’accord de ses résultats avec ceux d’autres approches psychologiques. 11. uploads/Litterature/ anm-2011-171.pdf

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