Cahiers de l'Association internationale des études francaises L'Abbé Prévost et

Cahiers de l'Association internationale des études francaises L'Abbé Prévost et le problème de la traduction au XVIIIe siècle Pr. Henri Roddier Citer ce document / Cite this document : Roddier Henri. L'Abbé Prévost et le problème de la traduction au XVIIIe siècle. In: Cahiers de l'Association internationale des études francaises, 1956, n°8. pp. 173-181; doi : https://doi.org/10.3406/caief.1956.2092 https://www.persee.fr/doc/caief_0571-5865_1956_num_8_1_2092 Fichier pdf généré le 20/04/2018 L'ABBÉ PRÉVOST ET LE PROBLÈME DE LA TRADUCTION AU XVIIIe SIÈCLE Communication de Henri ROD D 1ER, Professeur à la Faculté Jet Lettres de Lyon, au VU* congrès de l'Association, le 28 juillet /955 L'Abbé Prévost, traducteur des romans de Richardson, a fait l'objet d'une bonne étude de Frank Howard Wilcox, parue en 1929 sous- le titre : Prévoťs Translations of Richardson's Novels. Ce travail consciencieux tend è démontrer que l'abbé ne peut être compté parmi le très petit nombre de traducteurs qui, au XVIIIe siècle, visent à la fidélité. N'a-t-il pas écrit dans sa préface de Clarisse Harlow&: « Par le droit suprême de tout écrivain qui cherche à plaire dans sa langue naturelle, j'ai changé ou supprimé tout ce que je n'ai pas jugé conforme à cette vue ». Il ne se contente point d'omettre certains détails typiquement anglais, ou de longues citations de poètes ou de psaumes, ni d'atténuer les attaques contre la reJi- gion catholique ou les mœurs de maris français trop complaisants. Les métaphores outrées de Lovelace décrivant ses sentiments contradictoires devant Clarisse, et même de poétiques comparaisons de l'héroïne, sont édul- corées, et il passe totalement sous silence l'expression si originale à cette époque du désarroi psychologique de Clarisse lorsque Lovelace eut finalement abusé d'elle. Il estompe également les descriptions trop concrètes, et supprime, comme on pouvait s'y attendre, le récit trop réaliste de la mort de l'infâme Mre Sinclair. Comment accepter en France, d'autre part, que dans un roman sentimental, expression traditionnelle de la société polie, on fasse parler ou écrire des domestiques comme le Joseph Léman de Richardson ? Prévost ne souffrira qu'une exception. Les fautes d'or- tographe de Solmes dans sa lettre à Clarisse justifient le mépris de l'héroïne pour le prétendant soutenu par tous les Harlowe. Elles seront conservées car elles contribuent 174 LA TRADUCTION à l'action dramatique. Encore ne faut-il pas user à cet effet de stratagèmes trop grossiers, et par là même invraisemblables. Quel grand seigneur accepterait, comme Lovelace, de s'abaisser jusqu'à contrefaire des lettres pour triompher de sa victime? Le traducteur proteste contre un procédé ausi révoltant, inadmissible, et omet simplement les lettres contrefaites. Il a les réactions typiques d'un homme de qualité, écrivain de bon ton, devant les œuvres originales d'un imprimeur anglais, devenu le premier grand romancier bourgeois. Ennemi de l'outrance, dans le langage comme dans les mœurs, le bon ton veut qu'on parle avec sobriété et, préférant le demi jour à une lumière trop crue, pousse à l'emploi de l'euphémisme et de la litote. Il demande qu'on aille droit au fait, qu'on choisisse et mette en relief l'élément essentiel pour ne pas ennuyer l'auditoire ou le lecteur. Prévost supprime les formules épistolaires, les bavardages qui donnent l'illusion du réel mais n'apportent rien à l'intrigue, et enfin la plupart des sermons, particulièrement dans la traduction de Grandison. Il est difficile, avoue Wilcox, de ne pas lui savoir gré de ces dernières omissions. S'il ajoute quelquefois au texte, c'eet encore par souci du beau style, pour employer une périphrase ou introduire ce qu'il appelle des liaisons, qui lui semblent nécessaires à la compréhension aisée du texte. Parlant de ce travail d'adaptation, « ma crainte n'est pas qu'on m'accuse d'un excès de rigueur », dit-il aux lecteurs de Clarisse, « depuis vingt ans que la littérature anglaise est connue à Paris, on sait que, pour s'y faire naturaliser, elle a souvent besoin de ces petites réparations.» Et Wilcox pourra, de ce fait, mettra le premier en doute l'attribution à Prévost de la traduction beaucoup plus fidèle de Pamela qu'il faut désormais restituer au seul Aubert de la Ches- naye. Il est vrai qu'au XVIIIe siècle on désire beaucoup moins franciser une œuvre que la galliciser. Il n'est plus question, comme au XVIe siècle, d'enrichir notre langue de tours et d'expressions dont elle est dépourvue. Prévost se moque de Gaspard Joel Monod qui, en Allemagne, a « littéralement rendu en français » VHistoire du Chevalier Grandison précisément dans cette vue. Le français a depuis longtemps conquis ses lettres de noblesse. Quelle que soit l'impuissance de la langue à traduire certaines tournures étrangères, on rougirait chez nous de recourir systématiquement à de tels emprunts. On ne cherche point à assimiler le génie de la langue anglaise, trop différent du nôtre, mais à familiariser le public avec les mœurs et les caractères d'Outre-Manche, en adaptant les œuvres à notre façon de parler et d'écrire. Car l'épanouissement litté- HENRI RODDIER 175 raire et social du siècle de Louis XIV a fait naître un goût national reposant sur les bienséances et convenances dont se plaignait déjà Мте Dacier et qui expliquent les belle infidèles de Perrot d'Ablancourt, déformant à la fois le langage et les mœurs de l'antiquité. Il s'est créé, dans la prose française, l'équivalent de ce qu'on appelle la diction poétique en prosodie. Mais un changement décisif s'est produit après la mort de Louis XIV. « Les droits d'un traducteur », déclare Prévost dans la préface de Clarisse, « ne vont pas jusqu'à transformer la substance d'un livre, en lui prêtant un nouveau langage. D'ailleurs quel besoin ? L'air étranger n'est pas une mauvaise recommandation en France ». Le public est devenu curieux des mœurs de nos voisins. De 1733 à 1740 Prévost a soigneusement entretenu et développé ce goût nouveau chez ses contemporains dans son journal « Le Pour et Contre ». Pour leur plaire en conservant « aux caractères et aux usages leur teinture nationale », il sait bien qu'il suffit d'habiller les œuvres à la française. Les faiblesses les plus graves de notre traducteur ont d'autres causes. Si la fin de Clarisse est sacrifiée au point que Suard et Diderot jugeront nécessaire de la compléter quelques années plus tard, le libraire parisien Didot, éditeur de VHistoire générale des Voyages,, en est certainement responsable, car Prévost lui a promis un volume in-4° de cinq cents pages tous les six mois, et les souscripteurs de l'ouvrage s'inquiètent du retard de la publication. Les trois derniers volumes du roman se ressentent de la hâte du traducteur. Et pourquoi change-t-il de méthode ea abordant Г Histoire de Grandison ? « Pour donner une juste idée de mon travail », dit-il à son lecteur, « il suffit de faire remarquer que sept volumes, dont l'édition anglaise est composée, et qui en feraient vingt-huit de la grosseur des miens, se trouvent ici réduits à huit ». N'est- ce pas cette fois transformer la substance d'un livre en lui prêtant un nouveau langage ? Le manque fréquent d'action dramatique pourrait justifier de considérables retranchements, car VHistoire du Chevalier Grandison « n'offre point d'intrigues sombres, ni d'aventures sanglantes et de catastrophes funestes ». Mais Prévost affirme précisément qu'il a voulu « tenter si, sans remuer l'âme avec autant de force, on ne pouvait l'attacher aussi sensiblement par de plus douces impressions ». Croyons plutôt que, là encore, le surcroît de besogne explique la désinvolture de la méthode. Grandison est publié en anglais de 1753 à 1754. Les deux premiers volumes de la traduction paraissent à la fin de 1755, l'année même où Prévost relance le Journal étranger. Inquiet pour la continuation de VHistoire des Voyages, Didot intervient de nouveau. L'abbé abandonne le Journal et les 176 LA TRADUCTION deux derniers volumes du roman ne paraîtront qu'en 1758. On ne peut s'étonner que, pour traduire l'ouvrage, il ait recouru aux procédés d'adaptation du journaliste. On connaît la souplesse de son esprit. Il n'était jamais à court d'excellentes raisons pour se faire une gloire de ses propres faiblesses. N'a-t-il pas comparé la version anglaise de Grandison à un bloc de bois renfermant une belle statue sous son écorce ? Il sera l'homme dont la « main habile peut lever cette écorce, c'est-à-dire établir l'ordre, retrancher les superfluités, corriger les traits, et ne laisser voir que ce qui mérite l'admiration ». Mais s'il adapte ainsi merveilleusement ses théories aux circonstances, il n'obéit en fait qu'à des goûts et convenances que nous nous sommes efforcés de préciser. Il s'y conforme dans toutes ses tentatives; car l'auteur du Journal étranger et du Pour et Contre n'a cessé, durant une trentaine d'années, de s'exercer à la traduction dans tous les genres. Le résultat seul varie selon les difficultés de la tâche entreprise. Il connaissait bien l'anglais pour son époque et, peu de gens travaillèrent avec autant de méthode. Chargé par d'Argenson de traduire l'Histoire des Voyages, il avait composé un répertoire où il « jetait par écrit les mots obscurs ou douteux à mesure qu'il avait l'occasion de les éclaircir >». Il « ne se proposait », déclare-t-il, « que la facilité de les retrouver au besoin pour uploads/Litterature/ caief-0571-5865-1956-num-8-1-2092.pdf

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