LE SIMPLE CORPS DE LA CITÉ Les esclaves publics et la question de l'État grec P

LE SIMPLE CORPS DE LA CITÉ Les esclaves publics et la question de l'État grec Paulin Ismard Éditions de l'EHESS | « Annales. Histoire, Sciences Sociales » 2014/3 69e année | pages 723 à 751 ISSN 0395-2649 ISBN 9782713224287 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-annales-2014-3-page-723.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Éditions de l'EHESS. © Éditions de l'EHESS. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 08/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.172.13.126) © Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 08/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.172.13.126) Le simple corps de la cité Les esclaves publics et la question de l’État grec* Paulin Ismard Le temps paraît lointain où Pierre Rosanvallon déplorait que les historiens ne se soient jamais saisis de la dimension proprement historique du phénomène éta- tique 1. Dans un contexte paradoxal de crise proclamée de l’État providence, les études sur l’État « moderne », de ses origines médiévales jusqu’à ses mutations contemporaines, se sont multipliées depuis le début des années 1980 2. Sous l’angle des pratiques bureaucratiques et des « savoirs d’État » – envisagé comme un « sys- tème » ou une « organisation 3 » entretenant des rapports négociés ou conflictuels avec la société –, dans une perspective comparatiste ou plus récemment « relation- nelle 4 », l’État est pleinement devenu un objet d’histoire. * Cet article présente une partie d’un travail portant sur les esclaves publics des cités grecques aux époques classique et hellénistique. L’ouvrage qui en résulte doit paraître en 2015 aux éditions du Seuil. Tous mes remerciements vont à Vincent Azoulay pour sa précieuse relecture. Sauf indications contraires, les textes grecs sont cités dans la Collection des universités de France, Paris, Les Belles Lettres. 1 - Pierre ROSANVALLON, L’État en France de 1789 à nos jours, Paris, Éd. du Seuil, 1990, p. 9-16. 2 - Sur la conjoncture intellectuelle et politique paradoxale de ce retour à l’État, voir Alain GUERY, « L’historien, la crise et l’État », Annales HSS, 52-2, 1997, p. 233-256. 3 - Patrick FRIDENSON, « Pour une histoire de l’État contemporain comme organisa- tion », Les Cahiers du Centre de recherches historiques, 25, 2000, http://ccrh.revues.org/1832. 4 - Caroline DOUKI, David FELDMAN et Paul-André ROSENTAL, « Pour une histoire relationnelle du ministère du Travail en France, en Italie et au Royaume-Uni dans l’entre-deux-guerres : le transnational, le bilatéral et l’interministériel en matière de politique migratoire », in A. CHATRIOT, O. JOIN-LAMBERT et V. VIET (dir.), Les politiques du travail (1906 2006). Acteurs, institutions, réseaux, Rennes, PUR, 2006, p. 143-159. Annales HSS, juillet-septembre 2014, n°3, p. 723-751. 7 2 3 © Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 08/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.172.13.126) © Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 08/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.172.13.126) P A U L I N I S M A R D À la suite du savant danois Johan Madvig, les historiens du monde grec ont depuis fort longtemps adopté le terme de « cité-État » (Staatstadt en allemand, city- state en anglais) pour traduire, dans les langues modernes, le terme de polis. Dans son usage le plus courant, cette notion, loin de constituer une catégorie analytique rigoureuse, permet de réunir au sein d’une même catégorie descriptive des commu- nautés politiques souveraines organisées autour d’une ville mais qui exercent leur domination sur le territoire rural qui les entoure 5. En ce sens, le concept de cité- État, par sa vocation comparatiste, a longtemps permis aux historiens du monde grec d’esquiver la question des spécificités de l’organisation étatique propre aux poleis. Les termes du débat ont toutefois été largement renouvelés depuis une vingtaine d’années par la recherche conduite sous l’égide de Mogens Hansen et du Copenhagen Polis Centre. Au terme d’un travail colossal d’inventaire de l’ensemble des cités du monde archaïque et classique, et de recensement des usages du terme de polis, l’œuvre collective a débouché sur plusieurs propositions ambitieuses qui entendent renouveler le cadre conceptuel traditionnel de réflexion sur la cité grecque. Parmi celles-ci, la comparaison entre la polis grecque de l’âge classique et l’État moderne occupe une place centrale et, sous cet aspect au moins, le travail du Copenhagen Polis Centre s’inscrit dans la conjoncture historiographique euro- péenne des années 1990 6. L’analogie repose sur une double proposition : d’une part, la cité aurait été conçue par les Grecs comme une entité abstraite et imper- sonnelle, une « puissance publique permanente transcendant gouvernants et gouvernés 7 » ; d’autre part, contrairement à ce qu’avaient cru pouvoir établir les défenseurs d’une longue tradition remontant à Numa Denis Fustel de Coulanges, il faudrait reconnaître en son sein une claire distinction entre l’État et la société civile, deux notions qui, sous les termes de koinônia et de polis, trouveraient leur équivalent dans la cité classique 8. Étayée par plus d’une dizaine d’ouvrages, individuels et collectifs, la position hansenienne n’a pas manqué de susciter des critiques, ni d’inspirer plusieurs prolongements. En faisant porter la réflexion sur l’absence d’un appareil d’État exerçant le monopole légitime de la violence, Moshe Berent a ainsi prétendu 5 - Sur la notion de cité-État et ses limites heuristiques, voir Jacques GLASSNER, « Du bon usage du concept de cité-État ? », Journal des africanistes, 74-1/2, 2004, p. 35-48. 6 - Pour une approche synthétique de ce travail collectif, outre le travail d’inventaire que constitue l’ouvrage de Mogens H. HANSEN et Thomas H. NIELSEN (dir.), An Inventory of Archaic and Classical Poleis, Oxford, Oxford University Press, 2004, voir Mogens H. HANSEN, « 95 Theses about the Greek Polis in the Archaic and Classical Periods: A Report on the Results Obtained by the Copenhagen Polis Centre in the Period 1993- 2003 », Historia, 52-3, 2003, p. 257-282 et Id., Polis et cité-État. Un concept antique et son équivalent moderne, trad. par A. Hasnaoui, Paris, Les Belles Lettres, [1998] 2001. Pour une présentation critique, voir Pierre FRÖHLICH, « L’inventaire du monde des cités grecques. Une somme, une méthode et une conception de l’histoire », Revue historique, 655-3, 2010, p. 637-677. 7 - M. H. HANSEN, Polis et cité-État..., op. cit., p. 108. 8 - Ibid., p. 132-133. 7 2 4 © Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 08/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.172.13.126) © Éditions de l'EHESS | Téléchargé le 08/11/2022 sur www.cairn.info (IP: 81.172.13.126) R E D É F I N I R L A C I T É définir la polis de l’époque classique comme une communauté politique « sans État » (stateless political community) 9. L’étude du phénomène associatif a par ailleurs conduit certains historiens à proposer une relecture des échelles d’expression de la vie communautaire dans la cité : la polis peut alors être décrite comme un État, en ce sens, évident, qu’il s’y dégage un espace civique relativement autonome par rapport à l’ensemble des interactions sociales. Mais l’échelon civique ne constitue qu’un niveau parmi d’autres de l’expression du koinon, l’idée d’une distinction entre société civile et État n’étant qu’une chimère 10. À l’inverse, plusieurs auteurs se sont penchés sur des aspects jusque-là négligés de la vie institutionnelle des cités, tels les pouvoirs conférés aux magistrats, qui mettent en lumière les formes d’autonomie dont pouvait jouir, dans certains contextes, la sphère « exécutive » dans la cité 11. Lorsqu’elles abordent la question de la nature étatique de la polis, ces approches se réfèrent à des conceptions fort différentes, quoique rarement formulées explicitement, de ce qu’il convient d’entendre sous le terme d’État. Qu’on y voie, selon une définition restrictive se réclamant, à tort ou à raison, de Max Weber 12, une instance capable d’exister à la manière d’une personne et de défendre ses propres intérêts, ou qu’on se contente, en s’inspirant d’une anthropo- logie politique très généraliste, de voir surgir l’État dès lors qu’une structure de pouvoir centralisée dispose d’une autonomie, même formelle, à l’égard de la 9 - Moshe BERENT, « Anthropology and the Classics: War, Violence and Stateless Polis », The Classical Quarterly, 50-1, 2000, p. 257-289 ; Id., « In Search of the Greek State: Rejoin- der to M. H. Hansen », Polis: The Journal of the Society for Greek Political Thought, 21-1/2, 2004, p. 107-146. 10 - Paulin ISMARD, La cité des réseaux. Athènes et ses associations, VIe-Ier siècles av. J.-C., Paris, Publications de la Sorbonne, 2010, dans le prolongement des travaux de François de POLIGNAC, notamment « Repenser la ‘cité’ ? Rituels et société en Grèce archaïque », in M. H. HANSEN et K. RAAFLAUB (dir.), Studies in the Ancient Greek Polis, Stuttgart, F. uploads/Litterature/ anna-693-0723.pdf

  • 11
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager