Entretien avec Abdelahad Sebti, professeur à la Faculté de lettre et des scienc
Entretien avec Abdelahad Sebti, professeur à la Faculté de lettre et des sciences humaines de Rabat «Il y a, aujourd’hui au Maroc, une forte demande d’histoire» http://www.lematin.ma/journal/Entretien-avec-Abdelahad-Sebti-professeur-a-la-Faculte-de-lettre-et-des-sciences- humaines-de-Rabat_Il-y-a-aujourd-hui-au-Maroc-une-forte-demande-d-histoire/178944.html Pour Abdelahad Sebti, l’histoire est une discipline qui permet d’opérer deux démarches complémentaires : comprendre le présent des sociétés à la lumière de leur passé et interroger leur passé à la lumière de leur présent Le Matin : L’historien Daniel Rivet a expliqué lors de cette rencontre à l’Institut du Monde arabe de Paris, que vous avez animée avec d’autres chercheurs, que «son livre “Histoire du Maroc” se situe à mi-chemin entre le manuel et l’essai qui vise à expliquer un pays comme un labyrinthe où il faut se repérer comme par un fil d’Ariane». Quels repères avez-vous trouvés et quelle est votre analyse de cet ouvrage ? Abdelahad Sebti : C’est d’abord un ouvrage qui résulte d’une accumulation réalisée par l’auteur, dans le sens du «travelling arrière» (du particulier au général), selon un terme que j’emprunte au langage cinématographique. Daniel Rivet a auparavant publié trois ouvrages qui ont étudié successivement l’époque de Lyautey, puis l’ensemble de l’époque du protectorat, puis l’ensemble de l’expérience coloniale au Maghreb. Ensuite, l’auteur a adopté une écriture qui combine le rythme de l’événement, la prise en compte de différentes structures socio-économiques, culturelles et politiques, et un souci de comparatisme avec différentes expériences appartenant à différentes aires culturelles. Par ailleurs, ce qui m’a frappé, c’est qu’au-delà de l’image du «labyrinthe», et dans le chapitre intitulé «Penser le Maroc», Daniel Rivet a repéré quatre clefs qui correspondent à quatre sujets du débat public dans le Maroc d’aujourd’hui, à savoir : le pluralisme écologique, le pluralisme culturel, le rapport État-société, le rapport État- islam. Signalons enfin que le livre de Rivet paraît en même temps que la grosse synthèse collective coordonnée par Mohamed Kably dans le cadre de «l’Institut royal pour la recherche sur l’histoire du Maroc», et qui a mobilisé une quarantaine d’auteurs. Il aura donc fallu une quarantaine d’années avant de faire le point sur le renouvellement des connaissances sur l’histoire marocaine, depuis le premier ouvrage d’équipe (Jean Brignon et autres, 1967), et l’essai réflexif de Abdallah Laroui (1970). «Cultiver le pluralisme» On a évoqué les noms de nombre d’historiens : Julien Couleau, Charles-André Julien, Jacques Berque, Bernard Rosenberger, Paul Pascon, Néjib Bouderbala, Brahim Boutaleb, Abdallah Laroui, Ahmed Toufiq, Mohamed Kably, Mohamed Kenbib, Mustapha Naimi, Rahhal Boubrik, Rahma Bourkia. Pour vous, «le vrai changement se fait avec la création de l’université marocaine après l’indépendance. Et c’est surtout à partir des années 1970 que l’université a commencé à produire de manière plus régulière de nouvelles générations d’historiens initiés aux méthodes modernes, et soucieux de réécrire l’histoire de notre pays selon de nouvelles perspectives». A-t-on écrit l’histoire du Maroc ? Tout d’abord, la liste que vous avez mentionnée est hétéroclite et significative à la fois. Il s’agit d’une réécriture de l’histoire du Maroc, au-delà des deux vulgates liées aux enjeux de la domination coloniale et à l’affirmation identitaire nationaliste. C’est aussi un chantier qui a bénéficié d’une interaction fructueuse entre auteurs marocains et non marocains, entre historiens, géographes, sociologues et anthropologues, mais aussi entre des générations successives. Il est nécessaire à mon avis de cultiver ce pluralisme, car il serait appauvrissant de penser que l’historien marocain est par définition plus pertinent que l’historien non marocain. De même, il serait regrettable d’en arriver à penser qu’être historien marocain, c’est être forcément un historien du Maroc. C’est un vrai risque de provincialisme et un handicap intellectuel, car l’histoire devrait aussi nous aider à inscrire l’évolution de notre pays au sein d’évolutions plus globales. Les défis du 21e siècle sont là pour nous le rappeler avec force. À la question de savoir si on a écrit l’histoire du Maroc, je dirais que la recherche a réalisé de grandes avancées, notamment pour le Moyen Âge, l’époque moderne et le 19e siècle. Il s’agit surtout d’une histoire sociopolitique et socioreligieuse, beaucoup de monographies d’histoire rurale, mais aussi des travaux sur les rapports du Maroc avec l’Europe, l’Andalousie et l’Empire ottoman. Dans l’ensemble, il y a encore beaucoup à faire, et un certain nombre de zones d’opacité. On est encore, en quelque sorte, au stade de grandes esquisses, ou de terrains demeurés au stade du défrichement. Parmi les périodes sous-étudiées, il y a le passé antique et pré-islamique, les débuts de l’époque islamique avant les Almoravides, le 18e siècle. Parmi les aspects sous-étudiés, il y a l’histoire des techniques, de la vie quotidienne, et de la culture orale. L’histoire politique et sociale récente continue à être contournée, probablement parce que l’historien universitaire marocain a du mal à dépasser les blocages liés à l’autocensure héritée d’un contexte politique antérieur, et ce, malgré l’ouverture postulée par l’idée de «réconciliation» entre État, société et histoire. Ceci dit, il y a une forte demande sociale d’histoire, mais malgré les apparences, l’offre continue à être surtout une offre de mémoire, qui a bien entendu son intérêt et sa légitimité. La culture historique ambiante ne distingue pas entre le témoignage et le travail de recherche ; celui-ci suppose la critique d’un éventail de «sources», il essaie de construire «l’intelligibilité» de l’événement à partir d’une vaste connaissance des contextes d’ensemble. Et en raison de la confusion entre mémoire et histoire, les institutions universitaires ne se rendent pas compte que pour encourager les historiens marocains, il ne s’agit pas de multiplier les colloques et les rencontres d’histoire commémorative, il faudrait plutôt repenser les méthodes de formation, et mettre en place une véritable logistique de recherche avec des budgets adéquats, des centres d’archives et des bibliothèques performantes. Sinon la recherche marocaine passera d’une situation d’accumulation à une situation de régression. On a évoqué le binôme «dawla»/«makhzen». Qu’y a-t-il derrière ces notions ? Les chroniqueurs marocains d’autrefois utilisaient le terme «dawla» non pas dans le sens actuel d’État, mais plutôt dans le sens de dynastie ou de règne. C’est l’image du cycle qui suppose une continuelle refondation. Le terme «makhzen» renvoie au fisc et aux traditions de stockage/redistribution. Il renvoie aussi à une longue tradition étatique qui a commencé avec les Almoravides et qui est associée à quelques aspects : pouvoir de grandes familles, des formes singulières de gestion du territoire (caractérisée par la discontinuité des différentes formes de pouvoir local), et une gestion de la violence dans une structure qui ne permettait pas à l’État de disposer du monopole de la violence. Dans cette perspective, il y aurait deux grandes ruptures : la crise du 15e siècle qui a donné au siècle suivant l’émergence des dynasties chérifiennes (saâdienne et alaouite), puis l’échec de la réforme au 19e siècle qui a abouti au régime du protectorat. Celui-ci a donné naissance à un nouveau dualisme : «makhzen chérifien», restauré pour bloquer l’évolution de la société et légitimer le pouvoir colonial, appelé «autorité de contrôle». La «dawla» change de signification, avec un État territorial moderne, coiffé par la «Résidence générale». Plus tard, l’indépendance a permis à la monarchie de réunir entre ses mains les deux appareils, avec un nouveau dualisme qui a été utilisé pour instaurer un système politique marqué par le pluralisme contrôlé, et aussi pour «retraditionnaliser» la société. Toujours est-il que dans l’usage récent, le terme «makhzen» est passé du langage oral au discours politique, avec une connotation négative qui réfère à l’arbitraire et aux privilèges ; alors que le terme «dawla» est associé à «l’État de droit», «l’État des institutions» et la revendication de la citoyenneté. Avec l’épisode du «gouvernement d’alternance», et avec le nouveau contexte du «Printemps arabe», le Maroc vit à nouveau le défi de la réforme. Le dualisme est toujours à l’œuvre, avec de nouvelles formes. Ceci dit, la question centrale pourrait être formulée comme suit : s’agit-il d’une continuité de la culture «makhzénienne» qui, pour s’adapter au changement, utilise la devanture de la «dawla» pour se donner de nouveaux alliés et coopter de nouvelles élites, ou bien d’un élargissement irréversible de l’espace de le «dawla», qui signifierait une nouvelle culture politique et de nouvelles formes d’interaction entre l’État et la société ? «Établir un lien entre plusieurs espaces : l’université, le livre, et le média culturel» Vous dirigez une revue électronique, «Ribat Al Koutoub». Pouvez-vous nous parler de cette initiative ? Effectivement, j’anime cette revue depuis 2007, avec mon ami Abdelhay Moudden (politologue), et aux côtés d’une équipe dynamique et multidisciplinaire (Rajae Anqoud, Lotfi Bouchentouf, Ahmed Bouhsane, Saïd Hansali, Mohamed Houbbaida, Ahmed Idali, Houria Khamlichi, Abdelhafid Tbaïli, Mohamed Zernine). Le numéro 13 est censé paraître dans quelques semaines. C’est un site ouvert (www.ribatalkoutoub.ma), une revue du livre, au rythme bisannuel, qui voudrait établir un lien entre plusieurs espaces : l’université, le livre, et le média culturel. Il y a aussi le désir d’approfondir l’échange intellectuel entre la création littéraire, les sciences humaines, la philosophie et des thèmes du débat public. Pour susciter des textes de lectures et pour nous ouvrir à un auditoire plus élargi, la revue a pris le statut d’association, et a entamé une stratégie de partenariat avec uploads/Litterature/ entretien-avec-abdelahad-sebti.pdf
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- Publié le Jan 12, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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