Une apostille aux conjectures, destin, mantique et fantomal1 Astrois tekmairest

Une apostille aux conjectures, destin, mantique et fantomal1 Astrois tekmairesthai2 à Ronald Klapka En posant et en tentant d’élaborer la question du destinal, vient aussi, solidaire de celle-ci, la question du fantomal et du mantique. Fantomal et mantique, autrement dit des compagnons qui peuvent s’avérer forts embarrassants. L’anthropologue Christophe Pons constatait ainsi la réticence de sa discipline à envisager des manifestations qualifiées de « surnaturelles », qui heurtent notre rationalité, réticence – par exemple – à considérer l’autonomie de ces « phénomènes spectraux » que Christophe Pons interroge en Islande. « Non sans raison » comme il l’écrit, l’anthropologie redoute « qu’il leur soit prêté une intentionnalité – ou une intelligence – qui, plusieurs fois déjà, l’a faite glisser sur des versants hasardeux3. La crainte est justifiée. Mais à craindre le pire on risque aussi de manquer l’essentiel »4. Car en ne réduisant les êtres créés à de simples formations fantasmatiques, à d’inertes artefacts animés par les seules croyances populaires, l’anthropologie adopte paradoxalement « une attitude anti-sociologique qui consiste à ne pas retenir ici la leçon durkheimienne sur les lois sociales » : de telles formes sont mues par des lois qui ont leur propre mode de déploiement indépendamment des individus qui y ont affaire. D’autant qu’il faut aussi constater que les certitudes de notre rationalité défaillent aujourd’hui. Un mathématicien, Misha Gromov n’hésite pas à affirmer « La réalité objective des choses sera à jamais cachée et l’on ne peut connaître que des relations. Tout ce que nous appelons le réel est fait de choses qui ne peuvent pas être considérées comme réelles »5. Proposition fissurant le réel, le divisant et qui n’est sans doute pas sans surprendre, elle nécessite pour le moins d’être dépliée. Par exemple avec ce que la langue allemande permet de distinction entre Realitäte et Wirklichkeit, entre réel et effectivité. Si bien qu’il faut admettre que, ainsi que l’écrivait Gaston Bachelard, nous avons désormais affaire à une réalité postulée6, c’est ce que le terme de « conjectures » indique. Nicolas de Cues anticipant en quelque sorte sur un post-newtonisme près de deux cents ans avant que celui-ci ne s’impose à nous pour quelques siècles. Comme l’avait repéré Heisenberg et Heidegger, avec un réel ainsi 1 Après-coup de la présentation (soit un dialogue avec Ronald Klapka) de l’ouvrage Ça dépasse l’entendement à la librairie La terrasse de Gutenberg, le 22 février 2013. 2 Ou semeioûsthai : « conjecturer d’après les astres ». Expression proverbiale qui s’applique à ceux qui entreprennent une longue navigation solitaire. Cf. M. Detienne et J.P. Vernant, Les ruses de l’intelligence, La mètis des Grecs, Flammarion, 1978, note 67, p. 216. 3 Remarquons que cette question de l’intentionnalité est singulièrement compliquée par des manfestations de type possessionnel, non pas les formes tapageuses à la Charcot mais les formes « fantomales », des possessions que l’on pourrait dire « blanches », silencieuses (enfants de cire, alastor… voire technique moderne, cet hôte étrangement inquiétant) dont les formes sont régulièrement méconnues. 4 Les liaisons surnaturelles, CNRS éditions, 2011, p. 9. C’est moi qui souligne. Egalement Le spectre et le voyant, Voix germaniques, 2002. 5 Introduction aux mystères, Actes Sud, 2012, p. 18. 6 Le nouvel esprit scientifique, PUF, 2011, p. 134. postulé, indéterminé7 nous ne sommes plus dans un registre de Weltanschaaung où les représentations assurent la consistance et la certitude du réel8. Que l’on juge : « Spectre lumineux ou spectre de nombre ? », corps chimiques n’ayant pas plus de « réalité » que l’Enéide ou la Divine Comédie, interprétation d’un « donné » de la physique réduit à un semi de taches lumineuses et de traces qui, selon Heidegger, ne requiert pas moins de présupposés que l’interprétation d’un poème. Remarquable proximité avec un Werner Heisenberg qui écrivait en 1955 : « Le concept de complémentarité, introduit par Bohr dans l’interprétation de la théorie quantique, a encouragé les physiciens à utiliser un langage ambigu plutôt que non ambigu, à utiliser les concepts d’une manière plutôt vague en conformité avec le principe d’indétermination à appliquer alternativement différents concepts classiques qui mèneraient à des contradictions si on les utilisait simultanément »9, en évoquant « une utilisation du langage à la manière des poètes ». En 1962, au début de sa conférence Temps et Etre, Heisenberg convoquait de concert Heisenberg, Klee, Trakl en renonçant à toute intelligibilité immédiate : « il nous faudrait là aussi abandonner la prétention de comprendre immédiatement ; il nous faudrait cependant prêter l’oreille ». Prêtons aujourd’hui la nôtre à ce que rapportait Geneviève Calame-Griaule10 dans un domaine fort éloigné puisqu’il s’agit de la divination chez les Dogon. Leurs devins ne s’intéressent qu’aux seules traces laissées par le passage des chacals au cours de la nuit et non aux animaux eux-mêmes. La lecture mantique concerne ici le seul réseau des signes (faisant abstraction des animaux qui les ont inscrites). Comme le note Anne-Marie Christin11, sont ainsi relativisées par les Dogons les thèses logocentriques de James Février ou de Carlo Ginzburg attribuant aux chasseurs du néolithique l’origine de l’écriture et du discours. Selon ces deux auteurs, une même matrice serait en effet commune à l’un et à l’autre : c’est la la narration (le chasseur aurait été le premier à « raconter une histoire » en la reconstituant, dans une perspective génétique, à partir de sa lecture des traces muettes). L’idéogramme par exemple, « n’est pas “signe” au sens d’empreinte, ou de marque, mais dans la mesure où son lecteur étant l’héritier laïque du devin, – comme l’espace graphique l’est lui-même du ciel étoilé –, il est un signe que l’on interroge »12. Anne-Marie Christin, rappelle en ce sens que, en Mésopotamie et en Chine, la divination a joué un rôle déterminant dans la mutation de l’image en écriture. Avec en particulier la supposition que « sur certains supports dont la valeur symbolique était d’une particulière intensité – le foie du mouton en Mésopotamie, la carapace de tortue en Chine, que l’on concevait d’ailleurs l’un et l’autre comme des miroirs du ciel – les dieux avaient inventé un système de signes leur permettant de faire parvenir aux hommes de véritables messages visuels »13. En Chine l’écriture est conçue comme la transposition dans le mode humain « d’un mode de communication initialement destiné à rendre lisible l’invisible ; elle marque une appropriation ». Au Japon, le support (fût-il laissé vacant) est remarquablement privilégié, 7 Indétermination mais non incertitude. 8 Même si ce constat est rapidement passé aux oubliettes comme le prévoyait Heidegger. 9 Cité par C. Chevalley, « Complémentarité et langage dans l’interprétation de Copenhague », Revue d’histoire des sciences1985, T ome 38 n° 3-4. p. 251-292. De ce point de vue, on peut se demander si l’hégémonie parfois caricaturale de la psychanalyse lacanienne en France n’est pas contradictoire avec une démarche conjecturale. 10 Ethnologie et langage, la parole chez les Dogon, Gallimard, 1965. 11 Poétique du blanc, Vide et intervalle dans la civilisation de l’alphabet, Vrin, « Essais d’art et de philosophie », 2009. Je remercie Jean-Claude Molinier de m’avoir indiqué le travail de cette linguiste. 12 Ibid., p. 36. 13 Avec l’apparition du devin, ni mage ni prophète, comme « super-lecteur ». De l’image à l’écriture, « Histoire de l’écriture, de l’idéogramme au multimédia », Flammarion, 2012, p. 12. 2 « hommage rendu à la matière par laquelle le texte devient visible », témoignant, dit Anne- Marie Christin, « de façon secrète et indirecte, de ses liens demeurés constant avec l’invisible »14. C’est sans doute ce qu’indique, en son domaine (lui aussi quelque peu divinatoire), le peintre Francis Bacon, quand il écrit que l’histoire ne doit pas parler plus haut que la peinture. La lettre latine en revanche, entité fixe et close, porteuse d’un sens précis « n’est pas de l’ordre du signe mais de la trace ». Le linguiste Charles Peirce évoquait son « bonheur » en reconnaissant l’écriture de Lady Welby sur l’enveloppe d’une lettre, à ce propos Anne-Marie Christin note : « Si en effet l’écriture de Lady Welby peut être considérée comme un “indice” de sa personne, c’est à la fois parce que le tracé de ses lettres comporte certains effets de plume qui leur sont particuliers, mais aussi parce qu’il existe entre les mots et les lignes ainsi tracés un rythme d’espacement qui en est indissociable15. Or un tel rythme ne vient pas à une écriture par son graphisme mais parce qui l’environne et la détermine comme texte : il naît du blanc du papier16. Du blanc, et non du papier »17. Anne-Marie Christin remarque que « c’est sa qualité d’apparence antérieure à toute trace qui fait l’iconicité du support d’un texte ou d’une image »18. Si le miroir est en Occident un objet essentiellement narcissique, il n’en va pas de même en Orient. Le moine Urabe Kenkô, qui, commentant le vide du miroir et ce qu’il peut nous apprendre de l’esprit humain, écrivait au XXIIIe siècle : « Quand une maison est habitée, personne n’y peut entrer sans un motif mais si une maison est vide, elle recevra uploads/Litterature/ apostille-aux-conjectures.pdf

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