95 I.5 ARENDT, HEIDEGGER ET LE « DÉLUGE » D'AUSCHWITZ Emmanuel Faye1 À la suite
95 I.5 ARENDT, HEIDEGGER ET LE « DÉLUGE » D'AUSCHWITZ Emmanuel Faye1 À la suite d’Arendt et de Heidegger, le national-socialisme a été réinterprété comme un révélateur de la modernité technicienne au point que l’institution nazie des camps de concentration et d’extermination s’est vue érigée en paradigme de cette modernité. Cette vision postmoderne de l’histoire du XXe siècle mérite d’être interrogée2. Il importe également d’élucider une question bien actuelle, qui met en jeu les références intellectuelles sur lesquelles appuyer un enseignement portant sur la Shoah. Comment se fait- il en effet que Heidegger, ce professeur et recteur national-socialiste interdit d’enseignement en 1945, a pu conquérir une audience planétaire telle que sa pensée, au lieu d’être reconnue comme un cas exemplaire, dans le champ philosophique, de la vision du monde ou Weltanschauung nationale-socialiste dont ses écrits font l’éloge3, est devenue au contraire une source d’inspiration pour penser le nazisme ? De quelle réception a-t-il bénéficié pour que, du penseur nazi qu’il est à l’évidence, il se soit vu conférer le statut de penseur du nazisme, ce qui est tout autre chose ? Bref, comment en est-on venu à soutenir, aujourd’hui encore, que la philosophie aurait besoin de l’auteur des Cahiers noirs pour « penser la Shoah » ? Que l’étude de l’extermination nazie suppose celle d’auteurs nationaux-socialistes aussi radicaux que Heidegger et qui ont explicitement légitimé cette extermination4, cela est justifié, mais 1 Emmanuel Faye est professeur de philosophie moderne et contemporaine à l'université de Rouen-Normandie. Il a publié notamment Heidegger, l'introduction du nazisme dans la philosophie (Paris, Albin Michel, 2005 ; Le Livre de Poche, 2007, traduit en six langues), le collectif international Heidegger, le sol, la communauté, la race (Paris, Beauchesne, 2014) et Arendt et Heidegger, extermination nazie et destruction de la pensée (Paris, Albin Michel, 2016). 2 Dans cet esprit, cet article prolonge et complète un essai récemment consacré à l’étude des relations intellectuelles entre Hannah Arendt et son ancien professeur (Faye, Arendt et Heidegger, op. cit.). À la suite d’un premier ouvrage destiné à montrer, à partir de deux séminaires inédits, que la vision du monde nationale-socialiste s’inscrivait dans les fondements mêmes de la pensée heideggérienne (Heidegger, l’introduction du nazisme dans la philosophie, op. cit.), Arendt et Heidegger s’interroge sur les conditions de la réception planétaire de Heidegger et fait le point sur les révélations apportées par la publication des premiers Cahiers noirs. 3 Martin Heidegger enseigne par exemple en 1933-1934 que « lorsque aujourd’hui le Führer parle sans cesse de la rééducation en direction de la vision du monde nationale-socialiste, cela ne signifie pas inculquer n’importe quel slogan mais produire une transformation totale, un projet mondial sur le fondement duquel il éduque le peuple tout entier ». (Gesamtausgabe vol. 36/37, Francfort, Klostermann, 2001, p. 225). 4 Heidegger a appelé ses étudiants à préparer sur le long terme et à se donner pour but l’« extermination totale » de l’ennemi intérieur incrusté dans la racine du peuple (Gesamtausgabe vol. 36/37, op. cit., p. 90-91) et en 1941, dans ses Cahiers noirs, il a fait l’éloge de la politique nazie contraignant l’ennemi à procéder à sa propre « auto- extermination » (Gesamtausgabe vol. 96, Francfort, Klostermann, 2014, p. 260). 96 I.5 / ARENDT, HEIDEGGER ET LE « DÉLUGE » D'AUSCHWITZ que l’on ait recours à la vision heideggérienne de la modernité et de la technique pour « comprendre la Shoah » implique tout autre chose, à savoir que le philosophe accepte d’adopter le point de vue des bourreaux5. Heidegger après 1945 : une réécriture révisionniste de l’histoire du xxe siècle Ce renversement si discutable concernant le statut à accorder aux écrits de Heidegger est dû avant tout à l’habileté avec laquelle il a su proposer, après 1945, une relecture de ce qu’il nomme alors le « nihilisme » européen et mondial, et une réinterprétation de la technique moderne entendue dans une conférence prononcée au Club de Brême de 1949 et qui porte ce titre, comme un « dis-positif » (Ge-stell) planétaire, né de l’affirmation de soi du sujet moderne et responsable de la dévastation de la terre. Cette critique de la technique comportait un but stratégique : faire croire à une prise de distance de sa part à l’égard du national-socialisme, laquelle se serait produite dès le milieu des années 1930. Il s’agissait de laisser penser que la critique heideggérienne du nihilisme et de la technique portait en elle une remise en cause du nazisme même. Cette stratégie s’est appuyée sur une réécriture et une véritable auto- falsification de ses cours et conférences des années 1930. Exemple entre mille, Heidegger a édité en 1971, cinq ans avant sa disparition en 1976, son cours de 1936 sur Schelling en supprimant une phrase clé dans laquelle il faisait crédit à Mussolini et à Hitler d’avoir su déclencher en Europe, à partir de leur compréhension de Nietzsche, des « contre-mouvements » au nihilisme. Le national-socialisme hitlérien représentait donc bien pour Heidegger dans les années 1930, et de façon toute positive, un contre- mouvement destiné à surmonter ce qu’il nommait après Nietzsche, mais dans un autre contexte historique, le nihilisme européen. Dans les années 1950-1970 au contraire, il laissera entendre, grâce à la réécriture de ses inédits des années 1930 – comme la conférence de 1938 sur « L’époque des images du monde » analysée par Sidonie Kellerer6 –, que le nazisme 5 Ainsi Donatella Di Cesare, longtemps vice-présidente de la Heidegger Gesellschaft et aujourd’hui publiée par l’éditeur allemand de Heidegger, Klostermann, soutient-elle que les énoncés antisémites de Heidegger dans ses Cahiers noirs sur l’« auto-extermination » du judaïsme sont « l’occasion pour la philosophie de penser la Shoah dans sa profondeur abyssale ». Elle affirme que nous aurions « besoin de Heidegger pour comprendre la Shoah » et particulièrement la « relation qu’il a établie entre la technique et la Shoah » (voir E. Faye, S. Kellerer, F . Rastier, « Heidegger devant la Shoah. Le volume 97 des Cahiers noirs », Cités, n°61 (2015), n.8, p.79). 6 Voir Sidonie Kellerer, « Le maquillage d’un texte : à propos d’une conférence de Heidegger de 1938 », in Faye (éd.), Heidegger, le sol, la communauté, la race, op. cit., p. 97-139. 97 I.5 aurait représenté une modalité de la modernité technique dont il aurait entrepris la critique dès le milieu des années 19307. Cette interprétation stratégique, un temps nécessaire pour refaire surface après la défaite nazie de 1945, sera explicitement désavouée par Heidegger lui-même, mais de façon posthume, dans une interview donnée au Spiegel sous un titre repris à Hölderlin, « Seul un dieu peut nous sauver », avec la consigne de ne publier cet entretien qu’après sa mort. Il y affirme en effet que les nationaux-socialistes seraient allés dans la direction d’un « rapport suffisant » de l’homme à l’essence de la technique. On ne peut manquer d’évoquer à ce propos son éloge en 1940, au moment de l’invasion de la France, de la « motorisation de la Wehrmacht » qu’il élève au rang d’un « acte métaphysique ». Or, en dépit du véritable coming out posthume que représentent tout à la fois l’entretien du Spiegel et cette conclusion du cours sur Nietzsche de 1940 rétablie dans l’Œuvre intégrale, la réception que l’on peut dire postmoderne de Heidegger a continué à voir en lui le critique tout à la fois du national-socialisme et de la technique. Cette interprétation finalement démentie par Heidegger lui-même a été en quelque sorte fixée dans sa version canonique par un livre d’un proche de la famille Heidegger, publié en français dans une collection de la Nouvelle Droite8. On retrouve la même thèse chez des lecteurs de Heidegger se disant de gauche, mais qui ne semblent pas avoir pris conscience des manipulations intellectuelles de Heidegger et de ses proches qui ont rendu possible pareille interprétation. En outre, il ne s’agit pas seulement pour Heidegger de se disculper, au moins temporairement, de son engagement radical dans le nazisme, suffisamment en tout cas pour que son œuvre puisse à nouveau toucher le public de nos démocraties dans les premières décennies de l’après-guerre. Il s’agit tout autant de faire retomber la responsabilité de l’avènement du nazisme sur ce qu’il nomme la « raison calculante » propre à la modernité depuis Descartes, qui aurait préparé le déploiement du « dis-positif » de la technique moderne dont le national-socialisme n’aurait représenté que l’un des avatars. Ce n’est plus la vision du monde raciste, antisémite et génocidaire du nazisme que Heidegger lui-même avait faite sienne, mais 7 Cette auto-falsification de ses textes contribuera pour beaucoup à ce que le juriste nazi Carl Schmitt a nommé ironiquement et non sans quelque jalousie, dans son Glossarium – un journal antisémite des années 1947-1951, publié seulement en 1991 –, le come-back de Heidegger, tandis que dans l’Œuvre intégrale en 102 volumes, les versions originelles de ses cours sont parues de façon posthume, donnant ainsi progressivement à voir la pensée véritable de l’auteur d’Être et temps. 8 Silvio Vietta, Heidegger critique du national-socialisme et de la technique, uploads/Litterature/ arendt-heidegger-et-le-deluge-dauschwitz.pdf
Documents similaires










-
35
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Jui 14, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
- Taille du fichier 0.1710MB