À la croisée des temporalités et des spatialités Des relations spéciales dans l
À la croisée des temporalités et des spatialités Des relations spéciales dans la bande dessinée canadienne Paul de Michel Rabagliati Sylvie Dardaillon, PRAG Lettres, IUFM Centre Val de Loire, Université d’Orléans – Équipe DYNADIV, Université François Rabelais, Tours. sylvie.dardaillon@univ-orleans.fr Christophe Meunier, PRCE Histoire-Géographie et TICE, IUFM Centre Val de Loire, Université d’Orléans christophe.meunier@univ-orleans.fr En guise d’introduction, nous aimerions soumettre à une double analyse, littéraire et géographique, une double planche extraite de l’album Paul à la pêche (2006). L’auteur, Michel Rabagliati, représente son héro, Paul, accompagné de sa femme, Lucie, se rendant au bord d’un lac pour aller pêcher avec des amis. Le récit du trajet s’étale sur sept planches. Dans celles-ci, Paul, afin de rendre le voyage moins monotone, décide d’allumer la radio (c.1, b.1, pl.26). Progressivement, une chanson qui passe alors sur les ondes semble, de case en case, prendre possession à la fois des espaces qui se trouvent transformés mais également des distances qui s’en trouvent amoindries. Elle finit, de fait, par avoir la main mise sur le temps qui semble s’accélérer. Au bout du compte, les deux personnages décident, à la « case de chute », de trouver le disque pour l’acheter (c.2, b.3, pl.27). Fig. 1 : Paul à la pêche, 2006 (planches 26-27) La chanson, dont une grande partie du texte apparaît dans les cartouches, appartient au répertoire contemporain québécois. Il s’agit d’une chanson de Richard Desjardins, Lucky Lucky1, enregistrée en 1990. Intertextualité intraquébécoise, elle permet d’inscrire ce moment de la vie de Paul dans une temporalité, celle des années 90. Mais la langue, l’accent même de l’interprète que Lucie et Paul relèvent à la case 3 (« Il avait un léger accent, non? A peine perceptible… Ouais… Genre de Gaspésie ou de la Côte-Nord… Ou bien d’Abitibi ? » b.3, pl.27), plante la série des Paul dans une culture typiquement québécoise que l’auteur revendique. Sur le plan des spatialités, cette double planche invite le géographe à voir trois dimensions spatiales s’articuler : le lieu, clairement identifié à la dernière case par une signalétique routière indiquant l’endroit où se rendent les protagonistes2 ; le territoire qui transparaît dans quelques paysages ruraux représentés en vues horizontales ou obliques (c.3, b.1 et c.1, b.2 de la planche 26) ; le réseau enfin, routier, enchevêtré, comme il est représenté à la première case de la planche 27. Sur le plan des temporalités, elle montre combien l’auteur 1 Richard DESJARDIN, « Lucky Lucky » dans l’album Tu m’aimes-tu, Select Distribution, 1990. 2 La pancarte (c.3, b.3, p. 27) indique la direction du village de Saint-Zénon au Québec, dans la région de Lanaudière. Ce village, situé à une centaine de kilomètres au nord de Montréal, est au cœur d’une régions de lacs et dont les activités principales sont le tourisme, la chasse et la pêche. 1 joue avec les rythmes du récit, le temps long et le temps court, les accélérations et les ralentissements ainsi que les retours en arrière. Si nous avons choisi cette double planche, c’est qu’elle nous paraissait significative du travail de Rabagliati. Paul croise les temporalités, les espaces. Il consomme du temps long, du temps court, des espaces clos, ouverts, réticulaires. 1. A travers le travail de Michel Rabagliati Michel Rabagliati est né en 1961, dans le quartier Rosemont de Montréal (Québec). Après une carrière dans le graphisme et dans l’illustration, un premier essai de cartooniste dans un collectif en 1989 publié sous le titre de Nosferatu3, il se lance véritablement dans la bande dessinée à partir de 1998, dans un « moment de désœuvrement », comme il le déclare lui-même. Il est alors motivé par la nouvelle bande dessinée qu’il commence à fréquenter. Nous voulons parler, en premier lieu, de la « trilogie des Anglais d’Ontario », Chester Brown4, Joe Matt5 et Seth6, mais également de la francophone Julie Doucet7, qui proposent des styles très personnels, inspirés du Comix américain et de tout l’underground new-yorkais depuis Robert Crumb à Art Spiegelman en passant par Chris Ware. Les artistes québécois de la nouvelle génération ont été portés par le succès colossal du journal satirique Croc paru dans les années 80. Rabagliati s’essaye alors. Il construit un personnage au style très dépouillé, sans couleur ni drapé. Paul est une création graphique hybride où se devine à la fois l’influence du personnage d’Onésime, dessiné par Albert Chartier en 1943 dans le Bulletin des Agriculteurs, et, pour les décors, du travail graphique très épuré de Miroslav Sasek dans This is London8. Si, par exemple, dans les deux premiers albums de la série, Paul présente les traits généraux d’Onésime, il commence à s’en détacher dans Paul en appartement où l’auteur le dote d’un réel menton. Le premier Paul est présenté à Frédéric Gauthier et Martin Brault, deux libraires de La Mouette Rieuse à Montréal, qui commencent à se lancer dans l’édition de bandes dessinées en 1998 avec le numéro 1 de la revue Spoutnik et qui fondent la maison d’édition La Pastèque. La série est lancée avec Paul à la campagne. La série des Paul fonctionne comme une écriture autobiographique vagabonde. Elle se situe en effet aux limites de l’autobiographie définie par Philippe Lejeune comme le « récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité ».9 En effet, même si à l’évidence le personnage de Paul est à l’image de Rabagliati, même si Lucie et sa famille sont plus qu’inspirés par la famille de l’auteur, celui-ci a choisi de se dire à travers un personnage de fiction, prenant là quelques libertés avec le pacte autobiographique. Ce choix de distanciation par le recours à un personnage littéraire rattache davantage la série des Paul à l’autofiction en lui offrant une marge de liberté, d’amalgame, de création, loin de l’intus et in cute biographique revendiqué par Rousseau. Dans un entretien mené par Xavier Guilbert lors du Festival d’Angoulême en janvier 2011, Rabagliati se 3 Michel Rabagliati, « Jack L’Enfonceur » dans Nosferatu, vol. 1, numéro 1, Montréal : La Pastèque, décembre 1989, p.4-6. 4 Chester Brown, Underwater, Drawn & Quaterly, 1986 à 1994. 5 Joe Matt, Peep Show, Drawn & Quaterly, 1992-2006. 6 Seth, Palooka Ville, Drawn & Quaterly, 1991-2004. 7 Julie Doucet, Ciboire de criss !, L’Association, 1996. 8 Miroslav Sasek, This is London, Universe, 1959. 9 Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, 1975, p.14. 2 reconnaît d’ailleurs dans cette modalité de la littérature personnelle. Oui, moi ça me convient bien, l’autofiction, parce que je me suis rendu rapidement compte que l’autobiographie, je n’avais pas envie d’y aller à 100%. En fait, j’aime bien la fiction, mais j’aime bien la fiction quand elle est plausible […] Donc je m’inspire de la vie quotidienne, mais j’ajoute quand même, je ne sais pas, un 20% de fiction pour que ce soit plaisant, pour que ce soit plus aiguisé, pour le rythme.10 De fait, cette liberté touche non seulement les caractères mais le récit lui-même. En effet si Rabagliati pratique un récit rétrospectif qui nous permet de reconstituer le parcours de Paul, ce parcours n’est pas tout à fait linéaire, même si l’ordre de parution épouse peu ou prou la chronologie du personnage, son vieillissement. Un rapide panorama de l’œuvre nous permet de prendre la mesure du projet biographique global, du moins tel qu’il peut rétrospectivement être retracé. Paul à la campagne, premier volume de la série, réunit deux récits d’enfance. Paul à la campagne où Paul adulte et père évoque par analepse les vacances au chalet familial près du Lac des chats et Paul apprenti typographe dans lequel Rabagliati évoque sa découverte du métier paternel. Paul a un travail d’été, traite d’une première étape dans la vie du jeune adulte : découverte de la bande de copains, responsabilisation vis-à-vis des plus jeunes et enfin initiation à la sexualité. Paul en appartement, met en scène la formation intellectuelle de Paul à l’école de graphisme et sa rencontre décisive avec Lucie l’âme sœur. Les prémices du couple culminent avec l’installation à deux, le départ du cocon familial. Paul à la pêche, le récit de vacances en famille au domaine de Berthiaume, va servir de toile de fond au désarroi du jeune couple face à son désir d’enfant et à ses premières tentatives infructueuses, avant qu’enfin arrive Rose. Paul à Québec se centre sur un drame familial qui survient quelques années plus tard, la maladie, l’accompagnement en soins palliatifs, puis la mort du père de Lucie. Quelque peu en marge du récit, Paul y occupe une position d’observateur, « assis sur le banc arrière ». Paul dans le métro occupe une place à part puisque, rassemblant des histoires courtes publiées dans diverses revues, ce volume propose des récits plus ou moins fantaisistes ancrés dans des temporalités diverses. Enfin, le volume à paraître, Paul au parc, centré sur le scoutisme « balaye des coins de l’enfance de Paul » encore non explorés par Rabagliati. 2. Les espaces et la spatialité chez Paul Pour tout auteur de bande dessinée, la uploads/Litterature/ article-michel-rabagliati.pdf
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- Publié le Sep 02, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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