Épuisement du roman et expérience du temps dans Un cabinet d'amateur par Christ

Épuisement du roman et expérience du temps dans Un cabinet d'amateur par Christelle Reggiani, université Paris IV Dans un entretien avec Gérard-Julien Salvy, Perec présentait de la manière suivante le projet d'Un cabinet d'amateur : « J'avais envie de ne pas dire complètement adieu à La Vie mode d'emploi. C'était un livre que j'ai travaillé pendant si longtemps, que j'ai gardé pendant si longtemps, que je n'arrivais pas à m'en défaire complètement. Pour m'en défaire j'ai pensé que le plus simple était d'écrire un récit court qui n'aurait aucune relation directe avec La Vie mode d'emploi mais qui pour moi fonctionnerait comme une sorte d'encryptage. La Vie mode d'emploi y serait codée, ça me permettrait une dernière fois de travailler sur des thèmes analogues (1). » La présentation du projet adopte nettement la voie de la dénégation. La revendication d'une continuité de l'écriture (« ne pas dire complètement adieu à La Vie mode d'emploi », « travailler sur des thèmes analogues ») ne prend sens qu'en relation avec une finalité de rupture par ailleurs clairement affichée : il s'agit bien de se « défaire » de l'oeuvre précédente. L'encryptage codé permet de donner la forme d'un exercice intime à ce qui est précisément, dans une « dernière » confrontation avec « des thèmes analogues », la formulation d'un « adieu ». Je me propose de prendre au sérieux ces propos de Perec, pour montrer en quoi, et selon quelles modalités, Un cabinet d'amateur ne constitue pas seulement un « adieu » à La Vie mode d'emploi, mais donne plus largement congé au genre romanesque dont le « romans » représenterait le chef-d'oeuvre totalisant et nostalgique. 1 L'« encryptage » du « romans » La notion d'encryptage définit ici la genèse intertextuelle d'Un cabinet d'amateur, où La Vie mode d'emploi constitue l'hypotexte (2) majeur. Dans les termes de Perec : « Le premier travail a consisté à reprendre La Vie mode d'emploi et, pour chaque chapitre, à trouver un élément qui allait devenir l'élément principal du tableau en question. (...) C'est un travail qui était une sorte de lecture « à côté » de La Vie mode d'emploi en prenant des exemples, en essayant chaque fois de trouver un équivalent, de trouver un peintre ou d'inventer un peintre (3). » article reggiani-2 http://www.cabinetperec.org/articles/reggiani-2/article-reggiani-2.html 1 de 8 06/08/2008 20:23 C'est dire que la matière verbale, narrative et descriptive, de La Vie mode d'emploi (se) fait tableau dans Un cabinet d'amateur (4). Or, la relecture anthologique pratiquée par Perec n'implique en rien la recomposition picturale des fragments prélevés. Comment comprendre donc le choix thématique spécifique d'Un cabinet d'amateur, dès lors qu'aucune nécessité ne le relie à l'écriture intertextuelle de l'adieu qui définit le projet du livre ? Je ferai l'hypothèse que c'est la catégorie du temps qui permet de rendre compte de ce devenir peinture de La Vie mode d'emploi dans Un cabinet d'amateur. La Vie mode d'emploi est en effet le lieu d'un échange de l'espace et du temps ainsi décrit par Perec dans une conférence : « (...) dans La Vie mode d'emploi ce livre qui se déroule dans un espace tout petit, mais dans un temps énorme et finalement dans un espace énorme parce qu'il déborde, en fait se passe dans un dixième de seconde, pendant le moment où le protagoniste principal est en train de mourir (5). » La Vie mode d'emploi réalise un enlisement de la narration romanesque dans un temps immobile qui relève dès lors de la catégorie de l'instant (6). C'est dire qu'Un cabinet d'amateur, en se définissant comme l'« histoire d'un tableau (7) », figure picturalement en la rendant par là immédiatement sensible l'immobilisation du roman que faisait déjà lire La Vie mode d'emploi. Ce qui suppose nécessairement une conception albertienne du tableau, où l'unification perspective de l'historia met en forme des actions saisies dans une concentration temporelle (8) qui s'oppose à la temporalité composée courante dans l'espace pictural médiéval. Un cabinet d'amateur représente donc l'affichage manifeste du figement temporel de La Vie mode d'emploi en choisissant un terrain thématique déjà fortement présent dans le « romans » antérieur (9). Dans cette optique, la « mise en perspective (...) temporelle » qu'implique la toile de Kürz, « histoire de la peinture » autant que de « son propre itinéraire » --- de l'« oeuvre de jeunesse » au « projet (...) encore à l'état d'ébauche (...) dont la « reproduction fictive » [est] « en tout petit » comme « l'anticipation de son aboutissement futur (10) » --- représente un englobement des époques comparable à l'immobilisation du temps réalisée par La Vie mode d'emploi. On observera qu'à cette figuration synoptique de l'histoire répondent en outre la genèse de l'oeuvre en abyme, qui confond le début et la fin --- « comme si lui, Heinrich Kürz, peignant un tableau représentant une collection de tableaux, y voyait le tableau qu'il était en train de peindre, à la fois fin et commencement, tableau dans le tableau et tableau du tableau (...) (11) » --- et le détail lexical même du texte de Perec, qui fait jouer l'étymologie : au paragraphe suivant, dans la conclusion de Lester Nowak --- « Et ces variations minuscules de copie à copie, qui avaient tant exacerbé les visiteurs, étaient peut-être l'expression ultime de la mélancolie de l'artiste (...) (12) » --- exacerber, qui ne peut signifier, vu son objet animé, « rendre plus aigu, porter à son paroxysme », a le sens de son étymon latin (aigrir, irriter). La profondeur temporelle de la langue permet en somme à l'écrivain Perec de faire jouer une conjonction des temps analogue à celle que réalise le « cabinet » du peintre Kürz. On ne saurait donc réduire la relation qu'entretiennent ces deux textes à la question génétique des emprunts : plus globalement, la recomposition picturale de La Vie mode d'emploi par Un cabinet d'amateur en présente une épure qui met en avant sa dimension temporelle, donnée par là comme essentielle. 2 Temps et récit De fait, c'est précisément cette dimension temporelle qui permet de rendre compte de l'adieu au roman que représente la « longue nouvelle (13) » Un cabinet d'amateur. article reggiani-2 http://www.cabinetperec.org/articles/reggiani-2/article-reggiani-2.html 2 de 8 06/08/2008 20:23 Considérons à nouveau le « romans » hypotextuel : La Vie mode d'emploi apparaît comme une somme romanesque adoptant la forme éclatée de la collection de fragments anthologiques (14). Ceci explique que, paradoxalement, les formes temporelles privilégiées du romanesque que sont la quête et le cycle (15) n'y trouvent place que sur un mode mineur, faute de continuité narrative. Dans l'espace diégétique, le projet de Bartlebooth relie clairement cette absence de progression narrative à la disparition de l'expérience du temps, devenu simple « coordonnée abstraite » : « excluant tout recours au hasard, l'entreprise ferait fonctionner le temps et l'espace comme des coordonnées abstraites où viendraient s'inscrire avec une récurrence inéluctable des événements identiques se produisant inexorablement dans leur lieu, à leur date (16). » On se souvient que les « Repères chronologiques » donnés après l'index réorganisent temporellement la matière romanesque pour constituer le squelette d'un roman linéaire : c'est dire que, dans La Vie mode d'emploi, la narration romanesque devient inaccessible dans ses modalités reçues parce qu'elle manque des formes temporelles nécessaires à son déploiement (17). Ce défaut de continuité temporelle pourrait être rapporté à des motifs sociaux et culturels --- les raisons ne manquent évidemment pas qui dans la seconde moitié du XXe siècle rendraient compte de cette apparente défaillance de la capacité à « mettre en intrigue » (Ricoeur) --- ou, sans que cela soit exclusif de l'hypothèse précédente, à l'autobiotexte perecquien, un passage du chapitre XIII de W ou le Souvenir d'enfance disant clairement l'absence totale d'évidence de la continuité chronologique, la chronologie, toujours arbitraire, ayant elle-même besoin de temps pour advenir : « Ce qui caractérise cette époque c'est avant tout son absence de repères : les souvenirs sont des morceaux de vie arrachés au vide. Nulle amarre. Rien ne les ancre, rien ne les fixe. Presque rien ne les entérine. Nulle chronologie sinon celle que j'ai, au fil du temps, arbitrairement reconstituée : du temps passait (18). » Perec lui-même assigne à cette défaillance narrative une cause culturelle précise : « (...) l'affaiblissement, puis l'effondrement, tout au long du XIXe siècle, de ce code des contraintes et des subversions qu'était, pour la littérature, la rhétorique, a assigné au romancier une place de plus en plus difficile : le trajet balisé qui, de la page blanche à l'écriture, permettait à l'écrivain de « trouver des idées », de les émettre, de les organiser, de les rendre convaincantes, etc., bref de produire un discours susceptible d'être entendu, s'est trouvé soumis à des morcellements qui ont fini par n'en rien laisser subsister : on peut repérer, dans l'histoire du roman, les étapes de cette désintégration des formes romanesques ; la première serait, sans doute, Bouvard et Pécuchet ; la dernière, le point final, est, évidemment, Finnegans Wake : au-delà, tout a éclaté, le uploads/Litterature/ article-reggiani-2.pdf

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