© Jean-Michel Adam. UNILausanne, Lyon 31 mars 2015 1 Le paragraphe : unité tran
© Jean-Michel Adam. UNILausanne, Lyon 31 mars 2015 1 Le paragraphe : unité transphrastique et palier d’analyse textuelle Jean-Michel ADAM Université de Lausanne En posant la question des unités et paliers de pertinence de l’analyse stylistique, le thème de notre colloque a l’avantage d’être très précis. J’ai choisi d’aborder la question du paragraphe, unité ignorée par la linguistique phono-centrée issue du Cours de linguistique générale et souvent laissée à la stylistique. Dans un premier temps, je résumerai ce que je retiens de l’immense bibliographie anglo-saxonne, française et espagnole sur laquelle j’ai travaillé. Dans la deuxième partie de ma conférence, j’avancerai quelques propositions inscrites dans le cadre de la linguistique textuelle que je développe depuis mes Éléments de linguistique textuelle de 1990 et en révisant certains points de la dernière édition de La linguistique textuelle. Des corpus sur lesquels j’ai travaillé, dans plusieurs langues, différentes époques et pratiques discursives, je ne mentionnerai aujourd’hui que l’exemple de quelques textes des Petits poëmes en prose de Baudelaire. 1. Le(s) problème(s) du paragraphe Alors que les linguistes se demandent si le paragraphe est une unité linguistique légitime (c’est le cas de Makino 1979, à propos de l’anglais et du japonais et d’Henri Mitterand 1985), Young et Becker 1966 considèrent le paragraphe comme une unité de discours psychologiquement réelle et cette réalité psychologique du paragraphe est réaffirmée par Koen, Becker & Young 1969. Le paragraphe n’est pas ignoré par l’analyse du discours anglo-saxonne. Dans « Discourse Analysis » (1952), Zellig S. Harris, considère les paragraphes et les chapitres comme des « sous-textes […] à l’intérieur du texte principal » possédant « leurs propres classes d’équivalence différentes de celles d’autres sections » (1952 : 13-14 ; je traduis1). Harris insiste sur l’étude de la distribution relative des éléments à l’intérieur de « portions 1 « And there may be successive sections of the text, each of which contains its own equivalence classes different from those of other sections. These may be paragraph-like or chapter-like sub-texts within the main text » (Harris 1952 : 13-24. © Jean-Michel Adam. UNILausanne, Lyon 31 mars 2015 2 connexes de discours »2. Le paragraphe est surtout étudié par la tagmétique nord américaine, développée autour de Kenneth L. Pike. Je renvoie aux travaux d’Alton L. Becker et surtout à ceux de Robert E. Longacre, qui considère le paragraphe comme une unité grammaticale (1979), qui élabore un dispositif d’identification des types de paragraphes dans Longacre 1980 et définit le paragraphe comme une structure située entre le discours et la phrase dans le second volume de Discourse, Paragraph and Sentence Structure in Selected Philippine Languages (1968). Dans un article de 1998, Longacre insiste sur la pertinence de l’analyse de discours pour l’analyse linguistique, analyse de discours qu’il assimile à la linguistique textuelle (« discourse analysis, or textlinguistics », 1998 : 463) en mettant l’accent sur la pertinence pour l’analyse de discours elle-même des études cognitives et, en particulier, sur l’importance des modèles cognitifs qui sous-tendent des portions entières de discours3. Les travaux empiriques et expérimentaux de psychologie cognitive démontrent effectivement que la segmentation en paragraphes facilite et programme la lecture en donnant, par les encoches ou entailles entre paragraphes et entre sections regroupant des ensembles de paragraphes, des instructions de maintien temporaire d’informations en mémoire de travail et de mise en relation des informations textuelles par étapes ou boucles de traitement. Ce que Jean-François Le Ny a résumé en une formule instructionnelle maintes fois reprise : « Maintenant cessez d’agréger l’information que je vous transmets à ce qui a précédé, et ouvrez une nouvelle sous-structure » (1985 : 133). Albadalejo Mayordomo & García Berrio 1983 insistent sur le fait que (je traduis) « Grâce à la manifestation des paragraphes, le lecteur a accès à l’organisation topique du texte plus facilement que si celui-ci lui était donné sans fragmentation »4. La prise en compte de l’écrit comme fait autonome et non plus comme transcription dégradée de l’oral a permis l’émergence d’une étude linguistique de la ponctuation de texte et une prise de conscience du fait que « Les textes aussi sont des images » – selon une expression de Moirand 1978 –, en raison de la vi-lisibilité des subdivisions marquées par les « entailles scripturales » théorisée par Peytard 1982. Je renvoie aussi aux travaux sur le péritexte de Genette 1987 (dans Seuils), sur l’histoire de la chapitraison de la prose romanesque de Dionne 2008, ou encore sur l’appel de note et les types de notes de Julie Lefebvre 2011. 2 « Language does not occur in stray words or sentences, but in connected discourse » (Harris 1952 : 3). 3 « Cognitive Templates that Underlie Whole Discourses » (Longacre 1998 : 466). 4 « Gracias a la manifestación de los parágrafos el lector obtiene la organización tópica del texto más facilmente que si éste le fuera ofrecido sin fragmentaciones » (Albadalejo Mayordomo & García Berrio 1983) © Jean-Michel Adam. UNILausanne, Lyon 31 mars 2015 3 En accord avec la conception de l’« image textuelle » que développe Franck Neveu 2000, je distingue, comme lui, deux types de faits de ponctuation : les faits de modulation ou « ajouts typographiques : italique, gras, soulignement, guillemets, et les différents procédés d’emphase graphique comme les signes ponctuants de l’affectivité » et les faits de segmentation : […] engagés dans les mécanismes de hiérarchisation des zones de localité et qui forment des frontières graphiques intraphrastiques ou transphrastiques : ponctuation de détachement et de clôture des segments syntaxiques, modes d’insertion des séquences textuelles dans les structures englobantes, titres, types de p[l]ans – numériques, alphanumériques, etc. –, numérotation et structure volumétrique des paragraphes, gestion des alinéas et des espaces, etc. (Neveu 2014 [2000] : 2) Les faits de modulation liés aux nécessités énonciatives de l’écrit ont été décrits par Véronique Dahlet dans Ponctuation et énonciation. En consacrant une vingtaine de pages à la « ponctuation de séquence » et à la question de l’alinéa (2003 : 49-68), Dahlet aborde les faits de segmentation en insistant fort justement sur le fait que « l’écrit est […] doté de moyens de baliser, regrouper/dégrouper et hiérarchiser ses contenus » (2003 : 52). Un texte n’est effectivement pas une structure linéaire monotone, ce n’est pas une suite ou un chapelet de phrases (string of sentences), pour reprendre l’expression d’Halliday & Hasan 1976. Comme le disait très bien Roger Laufer 1986 : « La mise en valeur typographique articule visuellement la profondeur des niveaux textuels ». La création d’un paragraphe permet de mettre un énoncé en évidence, de décrocher (ou non) le discours direct (ci-après DD) dans un texte narratif ou argumentatif, d’isoler un bloc descriptif ou de fragmenter une description. Nous en verrons des exemples. On comprend que Charolles 1988 fasse du paragraphe une unité de segmentation du matériau discursif et « l’indice d’une activité métadiscursive chez celui qui les utilise », qui dénote « un travail explicite d’organisation de l’énonciation visant en particulier à faciliter la tâche de l’interprétation » (1988 : 9). Dans le même n° 57 de Pratiques 1988, Bessonnat insiste lui aussi sur cette fonction métalinguistique instructionnelle du paragraphe. Reste la question de la source de ces instructions et de cette activité méta- textuelle et méta-énonciative. La question des « transmetteurs » qui interviennent tout au long de la chaîne de fabrication et de diffusion des textes est très bien posée par Véronique Dahlet 2003 : Il n’est pas rare que le « Transmetteur » réaménage la disposition en paragraphes, en fonction du profil présumé du lectorat et/ou de la mise en page (dans les textes médiatiques – journaux, magazines, revues et dans les manuels de tout type notamment). (2003 : 53) Laufer 1986 a été l’un des premiers à parler d’« énonciation typographique » à propos de cette prise en charge des textes par les corps des métiers de la fabrication du © Jean-Michel Adam. UNILausanne, Lyon 31 mars 2015 4 livre. Développant l’étude des traces sémiotiques du passage du texte au livre, Emmanuël Souchier 1998 & 2007 et Marc Arabyan 2012 en sont venus à parler de l’« énonciation éditoriale » comme d’une énonciation collective, une pluralité de voix, une polyphonie des différents corps de métier de l’édition. Cette intervention est manifeste quand Charles Asselineau et Théodore de Banville, éditeurs du recueil posthume des Petits poëmes en prose de Baudelaire, introduisent des modifications dont la plus célèbre touche le très ironique « Assommons les pauvres ! ». Les éditeurs ont supprimé le dernier paragraphe en forme d’acte de discours : « Qu’en dis- tu, citoyen Proudhon ? », paragraphe pourtant mis en relief en positon de chute. Cette clausule provocatrice est un écho du début du texte et de l’allusion aux « livres à la mode dans ce temps-là (il y a seize ou dix-sept ans) ; je veux parler des livres où il est traité de l’art de rendre les peuples heureux, sages et riches, en vingt-quatre heures » ? 16 ou 17 ans plus tôt, c’est-à-dire en 1848, période où Baudelaire était proche d’un Proudhon qu’il uploads/Litterature/ article-sur-le-paragraphe-de-jean-michel-adam2-pdf.pdf
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- Publié le Jul 15, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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