Conclusion : La place du corps dans le dispositif du témoignage Renaud Dulong p

Conclusion : La place du corps dans le dispositif du témoignage Renaud Dulong p. 211-220 TEXTE BIBLIOGRAPHIE NOTES AUTEUR TEXTE INTÉGRAL Les débuts de l’histoire 1Ce texte tente de dessiner, dans l’histoire récente de la recherche sur le témoignage, une évolution du point de vue sous lequel est pris le corps humain. Pour cela, on adoptera – sans les théoriser – les notions de corps perceptif, de corps parlant, de corps émotif, sensitif, expressif, qui définiront le point de vue sur le corps par le privilège donné à la perception, à la parole, à l’expression, etc. 2La critique psychologique représente la première étape de l’histoire d’une science du témoignage. Elle démontre l’imperfection de la saisie perceptive et la faillibilité de la mémoire face à un événement, surtout s’il est survenu soudainement, s’il a provoqué chez le témoin un choc émotionnel et s’il l’a atteint physiquement. On ne saurait trop insister sur les acquis des expériences de laboratoire pour la connaissance des limites des performances du témoignage. La psychologie judiciaire a alerté les juges sur les risques d’une confiance naïve dans le dire des témoins ; elle fournit aujourd’hui aux sciences cognitives une masse importante de faits. 3Ce faisant, la psychologie privilégie le corps perceptif et le corps doué de mémoire. Il serait même plus juste de dire qu’elle se focalise sur le dispositif perception-mémoire restitution, en considérant le corps comme un support de ce dispositif. De plus les conceptions étriquées de la description de l’événement, que lui dictait la problématique juridique, ne lui permettent pas de rendre compte de l’expérience que nous avons du témoignage dans l’existence ordinaire, c’est-à- dire en dehors du laboratoire. En effet les protocoles d’exploration cognitive comparent les performances d’un témoin, de sa perception et de sa mémoire, à celles d’un enregistreur vidéo, et par conséquent ils évaluent le témoignage à partir d’une reproduction de l’événement, assimilée à l’événement réel, ou ils testent le témoin sur des images filmiques. 4Or dans la pratique, si l’événement est encore disponible, nous n’avons pas besoin de témoin ; c’est parce que l’événement est échu, disparu dans le passé, que le témoin oculaire devient une source essentielle d’information, surtout s’il est seul à avoir assisté à ce qui s’est passé. 5L’expérience du témoignage est vécue ordinairement dans le point de vue d’un destinataire : nous rencontrons l’événement passé à travers le témoin, et d’abord grâce à son récit. C’est le corps parlant qui est alors privilégié, une bouche restituant ce que l’être a vu et mémorisé, un dispositif énonciatif communiquant des morceaux du passé à des personnes présentes. 6Le récit étant l’essentiel du témoignage, le corps n’est-il que le support de la production narrative ? Non ! Dans les interactions réelles – lorsqu’une personne vous raconte un événement horrible, un accident mortel auquel elle vient d’assister, ou un événement merveilleux, son petit enfant tentant de dialoguer avec un oiseau pépiant sur le bord de la fenêtre – le corps sensible et expressif constitue une composante essentielle de la communication. On pourrait même dire que c’est l’expression des émotions qui leste de gravité humaine le témoignage. Comme des clefs ouvrant la voie à la participation du destinataire, les expressions qui scandent son récit conformément au type d’événement qu’il raconte. Si l’événement a été douloureux, horrible, choquant, son attitude portera encore l’empreinte du trauma provoqué par le spectacle, débit haché, phrases interrompues entrecoupées d’exclamations, etc. Si l’événement a enchanté le témoin par sa fraîcheur, sa tendresse lui fera encore venir les larmes aux yeux. L’expression, c’est l’intonation de la voix ou les soupirs, ce sont les mimiques du visage ou les gestes des mains, c’est la posture corporelle, et, finalement, tout ce qui manifeste son état intérieur. 7On aura compris que le témoignage ordinaire, celui que nous recevons et produisons dans nos relations quotidiennes, n’a pas la même fonction que le témoignage judiciaire, il n’est pas destiné à informer des enquêteurs officiels des détails perçus. Quand on s’adresse à ses proches à l’occasion d’événements marquants, on cherche débord à confirmer leur jugement commun sur le monde tel qu’il est. Le témoin ordinaire attend de ses destinataires qu’ils prononcent une sentence allant dans le même sens que les sentiments qu’il a exprimés – l’inconscience de certains conducteurs mettant en danger leur vie et celle des autres, ou la poésie naturelle des petits enfants découvrant la vie. 8Or les émotions sont, face aux situations surprenantes, des « jugements » de notre corps que nous sommes incapables dans l’instant d’exprimer en mots. Tel est du moins un fil directeur de l’analyse des émotions. Ainsi la peur est la réponse du corps à une menace pour son intégrité. Ce n’est pas mon esprit qui prend peur et qui la transmet au corps : je sens que mes membres frissonnent, que mes entrailles se nouent, et c’est cela qui alerte ma conscience sur un état que je puis d’ailleurs évaluer comme peu rationnel par rapport à la minceur du danger. Les expressions émotives sont le langage du corps que les mots parviennent parfois difficilement à traduire, mais qu’un interlocuteur peut saisir grâce à leur visibilité corporelle. Car, même si le recul du temps permet d’articuler en jugements ces manifestations subies, le corps demeure la source dans laquelle la mémoire puisera la vérité de ce que le témoin a vécu. 9Le problème est alors le suivant : comment le témoin peut-il transmettre ce qu’il a ressenti, autrement que par une performance narrative, qui se révèle bien souvent malhabile, surtout en pareille occasion ? Le destinataire réagit moins aux représentations enclenchées par le récit ; son être est atteint directement par l’expression du narrateur. C’est le timbre inhabituel de la voix, la mimique accompagnant le récit, les gestes involontaires qui provoquent chez l’interlocuteur l’écho immédiat de ses émotions. 10Pour rendre compte de cette transmission, j’avais privilégié, dans l’ouvrage Le Témoin oculaire, le témoignage en vis-à-vis, parce que plusieurs phénomènes liés à la co-présence invitent à thématiser une forme corporelle de communication. 11Un des plans saillants où la communication se fait de corps à corps est ce trait spécifique du vis-à-vis qu’est l’échange des regards. Pour parler de cet aspect dans un registre non philosophique, j’avais évoqué le phénomène psychologique de l’hypnose, constamment délaissé depuis les premiers travaux de Freud, bien qu’il joue un rôle indéniable dans les jeux d’influence et d’emprise dans une relation en présence. Emmanuel Lévinas a donné un sens éthique à cette réciprocité des regards, et au mélange de fascination et de répulsion que provoque la rencontre des yeux de l’autre. Et sa phénoménologie est particulièrement pertinente pour parler de la rencontre avec le témoin. Elle part de phénomènes familiers, la nudité du visage, la difficulté de fixer une personne inconnue sans provoquer sa réaction, l’impossibilité de soutenir le regard de l’autre, par exemple quand il supplie de l’aider… Si regarder « les yeux dans les yeux » est la marque de l’échange de vérités cruciales, l’interaction avec le témoin est un tel contexte pour son destinataire. 12L’autre phénomène important lié à la co-présence est l’intercorporéité qui étend la réciprocité des perspectives à celle des sensations physiques. Maurice Merleau- Ponty a consacré plusieurs passages de son œuvre à la communication corporelle qui double souterrainement l’échange verbal. Tandis que la parole de l’autre vient penser en moi, son expression se transmet à mon corps comme par immédiate contagion : je suis frappé par le choc dont son corps se fait l’écho, je suis effrayé par l’horreur qui écarquille ses yeux, son indignation provoque un sentiment de colère, etc. Tout se passe comme si l’onde de l’événement véhiculée par son corps atteignait le mien pour soutenir ses descriptions. Cette communion n’est pas une forme d’empathie où le destinataire se transporte à la place du témoin dans l’événement raconté – un tel effet relève davantage de ce que recherche le réalisme de certaines fictions filmiques ou télévisuelles. Non ! C’est sans médiation que le corps expressif du témoin déclenche l’émotion de ses destinataires. 13Enfin, toujours dans cet ouvrage, comme ces arguments ne soulignaient pas encore assez l’importance du corps et qu’ils restreignaient encore celui-ci à sa sensibilité émotive, j’ai risqué une analogie avec la vénération que nous portons aux reliques des grands personnages, à leur corps et à leurs vêtements, aux lieux qu’ils ont habités… Le corps du témoin matérialise l’événement du fait d’avoir été une partie de cet événement, il en est comme la « pièce à conviction ». Si le destinataire est attaché à l’événement auquel il est fait référence – par exemple un épisode historique – autant que les catholiques révèrent le Christ, alors le corps du témoin présentifie ce qui s’est passé au même sens que l’hostie rend présent le Christ. Cette analogie tentait surtout de distancier la modalité de la co- présence de sa médiatisation radiophonique ou télévisuelle. Si la tonalité de la voix captée par le microphone et retransmise par le récepteur, si l’expression du visage saisie par la caméra et retransmise sur l’écran, scande encore le récit du témoin, elles ne transmettent uploads/Litterature/ artyku-l-dobry-baaaaaaaaardzo.pdf

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