L’Amour la Fantasia, d’Assia Djebar : l’écriture comme tentative de réconciliat

L’Amour la Fantasia, d’Assia Djebar : l’écriture comme tentative de réconciliation de socialisations contradictoires. Comme le soulignent dès leur introduction Najib Redouane et Yvette Bénayoun-Szmidt, « Assai Djebar est sans doute l’écrivaine maghrébine, en général, et algérienne, en particulier, la plus connue, voire la plus étudiée par les critiques et les universitaires de par le monde »1. L’Amour La Fantasia est publié en France en 1985. Ce n’est pas le premier ouvrage de l’auteure, Assia Djebar (de son vrai nom Fatima-Zohra Imalyène), première élève algérienne de l’Ecole Normale Supérieure de Fontenay Saint Cloud : celle-ci a en effet déjà publié plusieurs romans, qui avaient amené la critique à la définir comme une Françoise Sagan algérienne (La Soif, 1957, Les Impatients, 1958, Les Enfants du nouveau monde, 1958). Après dix ans de silence, où Assia Djebar se consacre au cinéma (La Nouba des femmes du Mont Chenoua, 1978, La Zerda et les chants de l’oubli, 1982), elle reprend l’écriture avec Femmes d’Alger dans leur appartement, publié en 1980. Suivront une petite dizaine de romans, qui amènent Assia Djebar au fauteuil d’académicienne en 20052. L’Amour la Fantasia L’Amour la Fantasia est présenté sur la couverture comme un roman, et par l’auteure comme le premier volet d’un « quatuor algérien ». Sa composition originale mêle trois niveaux de narration : le récit de la conquête de l’Algérie par les Français en 1830, avec un mélange de narration et d’insertion des rapports officiels ou de lettres rédigés par les participants français à la conquête ; le récit de l’enfance de la narratrice (qui n’est pas présenté explicitement comme une partie autobiographique) ; les témoignages de femmes algériennes sur leur participation à la guerre d’Indépendance/de Libération (la façon de nommer cette période change bien évidemment selon le côté d’où l’on parle…). Ces témoignages reprennent les paroles recueillies par Assia Djebar pour son film La Nouba des Femmes du Mont Chenoua, au prix de deux traductions/distorsions : le passage de l’arabe au français, de l’oral à l’écrit. Ces trois niveaux de narration ne sont pas traités isolément, mais alternés dans chacune des parties du roman. Pour exemple, la première partie du roman, « La prise de la ville ou L’amour s’écrit » (graphie originale), est composée comme suit : 1 Redouane et Bénayoun-Szmidt (dir), Assia Djebar, Paris , L’Harmattan, 2008. 2 Pour une biographie complète, voir Redouane N., Bénayoun-Szmidt Y.(dir) op. cit. 1 Fillette arabe allant pour la première fois à l’école I. Trois jeunes filles cloîtrées… II. La fille du gendarme français… III. Mon père écrit à ma mère… IV. Biffure… Les chiffres romains sont suivis d’épisodes consacrés à la conquête de 1830, alors que les titres annoncent des épisodes autobiographiques. Le passage des épisodes autobiographiques à l’épisode historique se fait par la reprise du dernier mot qui devient premier mot : « Ma fillette me tenant par la main, je suis partie à l’aube » (13) / « Aube de ce 13 juin 1830, à l’instant précis et bref où le jour éclate au dessus de la conque profonde » (14) ; « Je pressentais que, derrière la torpeur du hameau, se préparait, insoupçonné, un étrange combat de femmes » (24)/ « Le combat de Staouéli se déroule le samedi 19 juin. » (25) ; « Un jour ou l’autre, parce que cet état autistique ferait chape à mes élans de femme, surviendrait à rebours quelque soudaine explosion » (44)/ « Explosion du Fort l’Empereur, le 4 juillet 1830, à dix heures du matin » (45) ; « L’un et l’autre, mon père par l’écrit, ma mère dans ses nouvelles conversations où elle citait désormais sans fausse honte son époux, se nommaient réciproquement , autant dire s’aimaient ouvertement » (58) / « Ouverte la Ville plutôt que prise » (59). Il s’agit, par ce procédé, de montrer la continuité entre ces périodes éloignées d’un siècle. Les deux parties suivantes, si elles ne reprennent pas l’enchaînement par le mot, sont néanmoins bâties selon la même alternance des niveaux de récits (mais avec une inversion pour la partie suivante, les chiffres romains correspondant cette fois aux passages autobiographiques, et les titres aux passages historiques), auxquels s’ajoutent les témoignages 2 des femmes algériennes sur la guerre des années 60, rapportés à la première personne. Alternent ainsi des passages à la première personne relatant l’enfance de la narratrice, et des passages à la première personne, mais où le « je » est celui de la femme qui témoigne. De cette structure, et du glissement incessant du référent naît ainsi une certaine impression de profusion/confusion pour le lecteur, surtout quand celui-ci est un lecteur occidental, habitué aux règles romanesques traditionnelles. Les ouvrages de critiques littéraires universitaires abondent sur l’œuvre d’Assia Djebar en général, et sur l’Amour la Fantasia en particulier, considéré comme son roman le plus abouti. Tous soulignent la portée autobiographique des épisodes liés à l’enfance de la narratrice. Dans le cadre du cluster, l’ensemble du roman est néanmoins susceptible d’être lu dans la perspective de mise en relation des dispositions de l’auteure avec sa production. C’est d’ailleurs à cette lecture globale de l’œuvre qu’invite l’auteure elle-même, même si elle adopte une autre grille de lecture. Elle met en exergue une dimension certes autobiographique du roman, mais bien plus complexe que celle liée aux simples événements de sa vie, en ce que le roman retracerait l’histoire de ses rapports à la langue française : « L’amour la Fantasia constitue donc un entreprise de préparation à l’Autobiographie (…) Une autobiographie écrite dans la langue de l’étranger représente donc forcément tout d’abord un éclairage de cette langue en soi et en dehors de soi »3. L’architecture du roman correspond ainsi pour elle à cette recherche autour de la langue : « En écrivant l’Amour la Fantasia, dans les années 84- 85, je ne crois pas que mon but était de dénoncer la conquête coloniale. (…) en tant que romancière, je questionne la langue que j’emploie. En évoquant ces images de guerre, de meurtres, de viols, ce qui me frappait, c’était que la langue entrait dans le pays par le sang et la mort, et qu’en même temps, à l’autre bout du trajet, j’écoute en tant que femme. (…) Je trace une sorte de champ dans lequel je dis quelle est mon hérédité. Mon hérédité, c’est d’une part les femmes de mon pays, de ma région, de ma famille, dont je partage la voix et l’oralité, que je dois amener dans mon livre. Et d’autre part, j’ai une autre hérédité qui est trouble, métissée, c’est la langue française, cette langue des hommes occupants qui ont amené la mort. Pourtant, la mort et ce sang, cette dépossession se transforme en un legs d’une langue, par l’intermédiaire du père ; d’où, à ce moment-là, les souvenirs d’enfance par rapport au père»4. 3 Ghila Benesty-Sroka (entrevue réalisée par) « La langue et l’exil », la Parole métèque n 21, Hiver Printemps 1992, 23. 4 « Assia Djebar à Cologne », juin 1988, Cahier d’études maghrébines, p 36 3 Dans le cadre du cluster, et la perspective de mise en relation de la production romanesque avec les dispositions de l’auteure, ce roman peut être éclairé par le dernier ouvrage publié par Assia Djebar : Nulle part dans la maison de mon père (Julliard 2008). Ici aussi, le livre porte la mention « roman ». Néanmoins, il s’agit véritablement d’une entreprise autobiographique, comme en témoigne explicitement la postface, où Assia Djebar assimile l’écriture de ce livre à une « auto-analyse rétrospective », un « autodévoilement », « une confession » (p 401), et le présente comme le premier tome d’un triptyque autobiographique, se terminant avec sa mort (« Le cercle que ce texte déroule est premier pas de l’entreprise. Alors que s’est imposée à moi cette figure géométrique, je découvre soudain qu’il y en aura au moins trois (…) M’étreint dès lors le pressentiment que le dernier, s’ouvrant et se refermant, coïncidera au plus près avec mon dernier soupir » (p 405). Nulle part dans la maison de mon père s’arrête en automne 1953, pour deux raisons, l’une liée à l’histoire personnelle d’Assia Djebar, l’autre à l’Histoire de l’Algérie (façon de lier encore, comme dans l’Amour la Fantasia, histoire nationale et histoire personnelle) : le livre se clôt en effet sur une tentative de suicide de la jeune fille, qui marque pour elle la fin de son adolescence. Et en 1954 commence la guerre d’Algérie. La mise en perspective des deux ouvrages, roman et autobiographie, ainsi que les éléments biographiques concernant la trajectoire de l’auteure, permettent de dégager la mise en œuvre de dispositions socialement constituées dans l’écriture romanesque, notamment l’importance de la socialisation genrée, et la difficile coexistence de la socialisation traditionnelle et algérienne et de la socialisation « française » et émancipée, ces deux thèmes se déclinant à la fois dans le rapport à la langue, à la culture, mais également au corps et aux rapports homme/femme. Les contradictions à l’œuvre sont bien plus complexes qu’une partition dichotomique entre société traditionnelle et éducation française, uploads/Litterature/ assiadjebar.pdf

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