« Brecht et Lukács ». Analyse d’une divergence d’opinions Klaus Völker Les aute
« Brecht et Lukács ». Analyse d’une divergence d’opinions Klaus Völker Les auteurs se réclamant du socialisme sont-ils condamnés à emprunter la voie du réalisme ? Encore faut-il s’entendre sur la définition et les principes d’une telle esthétique, érigée par Georg Lukács au rang de dogme. Au cours des années 1930, une controverse divise le milieu artistique et littéraire, dont les revues spécialisées se font l’écho. Principalement polarisée entre Georg Lukács et Bertolt Brecht mais incluant aussi des personnalités telles qu’Ernst Bloch ou encore le compositeur Hanns Eisler, la querelle divise auteurs et théoriciens sur des questions esthétiques soulevées par la production littéraire de l’époque. Au-delà des désaccords formulés sur ce qui constitue ou non l’avant-garde littéraire d’un régime, le débat met au jour des questions essentielles quant à la relation dialectique que forme et contenu, fiction et réel doivent entretenir, mais aussi propres au rôle de l’écrivain dans la société. Je crois cependant qu’il en est encore ainsi de notre situation actuelle, que depuis longtemps, les coups que nous avons administrés à la décadence n’ont été ni assez nombreux, ni assez percutants. Georg Lukács, le 28/07/1938, dans une lettre à Anna Seghers. Quel sens peut bien avoir tout ce bruit sur le réalisme, quand il n’en sort plus rien de réel ? (Comme dans certains essais de Lukács). Bertolt Brecht, Note de 1938. I Le dramaturge marxiste Bertolt Brecht et l’historien marxiste de la littérature Georges Lukács n’ont jamais eu beaucoup d’estime l’un pour l’autre. Du vivant de Brecht c’est Lukács qui avait le dessus dans cette controverse : la doctrine esthétique officielle du réalisme socialiste, dans les pays à direction communiste, s’appuyait essentiellement sur les travaux théoriques de l’érudit hongrois. Depuis 1956, les disciples les plus dogmatiques de Lukács traitent leur maître de « révisionniste » alors qu’ils ont, entre-temps, canonisé Brecht. Mais, même pour cette canonisation, c’est encore Lukács qui fournit le mot d’ordre. Lui qui avait toujours considéré Brecht comme un représentant secret de la « décadence », œuvrant avec zèle à la liquidation de l’héritage classique, il étonna tout le monde en prononçant un éloge funèbre au cours de la soirée à la mémoire de Brecht au Berliner Ensemble. À cette occasion, Lukács conféra à Brecht le titre d’« authentique dramaturge » qu’il approuvait d’avoir voulu transformer les masses, spectatrices et auditrices de sa poésie. Chez Brecht, dit-il, l’effet esthétique produisait aussi un effet moral : « Mais c’était là le sens le plus profond de la « catharsis » aristotélicienne ainsi que Lessing le concevait ». Brecht s’y est efforcé, et y est parvenu dans ses meilleures œuvres, c’est pourquoi il fut un authentique dramaturge. Lukács, qui plaça Brecht au même rang que ses dramaturges préférés, Ibsen, Tchékhov et Shaw, en fit aussi à titre posthume le disciple d’Aristote et de Lessing. Dans l’introduction à l’édition ouest- allemande de la Brève histoire de la littérature allemande, Lukács s’excuse finalement, d’une façon singulière, de ne jamais avoir donné d’analyse rigoureuse de l’œuvre de Brecht : « J’étais rétif à sa production du début des années trente, tout comme à ses théories. Cela se reflète dans ce livre. Ce n’est qu’après mon retour au pays, quand j’ai pris connaissance de pièces comme La Bonne âme du Sé Tchouan, Mère Courage, etc., que j’ai changé d’opinion du tout au tout ». Malheureusement, comme il le remarque en le regrettant, Lukács n’a pas jusqu’ici trouvé le temps de formuler théoriquement son changement d’opinion. Ses rares déclarations positives, ou discrètement approbatives sur Brecht ne témoignent d’aucun changement fondamental, mais laissent supposer qu’il voudrait simplement démontrer qu’il a toujours eu raison contre Brecht, et que dans ses dernières pièces le dramaturge s’est rapproché de sa conception esthétique : « En mûrissant, il abandonna de plus en plus nettement ce caractère beaucoup trop immédiat. Il en résulte des drames puissants élevant l’intention qui était à leur base, à une dimension créatrice, d’ordre poétique – en dépit de l’effet de distanciation ». Entre-temps Lukács concède à Brecht que malgré ses égarements formalistes ou avant-gardistes, ses dernières œuvres sont orientées « selon la véritable évolution de la réalité » : « la réalité, que l’avant-gardisme conteste et s’efforce de détruire par son esthétique, est le point de départ de « l’effet de distanciation » et le but qu’il se fixe ». Mais Lukács, après comme avant, refuse catégoriquement la théorie brechtienne de la distanciation. Il s’en tient fermement à sa vieille conception esthétique et à sa théorie sur le réalisme, issue de Goethe et du roman bourgeois du XIXe siècle. S’il découvre chez un écrivain l’écriture souhaitable et les « figures permanentes » il le qualifie tout aussitôt de réaliste. C’est seulement après avoir renoncé en exil à son « opposition abstraite » que Brecht a créé d’authentiques types humains. Il a reconnu alors « de plus en plus clairement au cours du combat contre l’hitlérisme, que délivrer la substance humaine de la menace extérieure et intérieure était le problème central de la forme dramatique ». Ses derniers drames laissent toutefois apparaître, eux aussi, des éléments d’abstraction de sa période intermédiaire. Car Brecht n’a pas voulu admettre avec assez de vigueur que le « rationnel poétique » de son programme devait être également réalisé sans effet de distanciation. Ce jugement pédant sur Brecht se dissimule dans le texte des premières et pénibles louanges adressées en 1938 à une scène de Grand’Peur et misère du IIIe Reich que le dramaturge nota dans son journal avec quelque étonnement : Lukács a déjà salué Le Mouchard 1 comme si j’étais un pêcheur réfugié dans le giron de l’Armée du Salut. Et pourtant c’est finalement bien pris sur le vif. On passe sous silence le montage de vingt-sept scènes, qui n’est justement qu’une suite de gestes, précisément les gestes du silence, du regard furtif, de la frayeur, etc., les gestes qu’on fait sous une dictature. Le théâtre épique peut ainsi montrer qu’il s’accommode d’éléments « intérieurs » aussi bien que naturalistes, sans établir de différence entre eux. L’acteur fait bien dans tous les cas, d’étudier les « scènes de la rue » avant de jouer l’une des petites scènes. Les gestes indiqués ne doivent pas être accomplis d’une façon qui donne envie au spectateur d’empêcher la scène de continuer ; l’identification doit être soigneusement maîtrisée sinon tout passe sous la table2. Lukács voit à l’origine de l’effet de distanciation « cette polémique brechtienne amèrement unilatérale – qui voile les faits historiques et leur contexte » – contre la théorie de l’identification. Il est vrai que, dans les années vingt et au début des années trente, Brecht adopta envers l’héritage classique une attitude d’opposition radicale qu’il devait abandonner par la suite. On ne doit cependant pas surestimer ses prises de position ultérieures sur les classiques qu’il faut aussi envisager d’un point de vue politico-culturel. Elles ne sont souvent que complaisances rhétoriques et précautions défensives. D’autre part, le compliment de Lukács sur Le Mouchard n’a pas été adressé au hasard. Dans les scènes de Grand’Peur et misère du IIIe Reich, Brecht est effectivement, du point de vue formel, revenu en arrière. Il s’agissait visiblement d’un retour en arrière délibéré, qui devait lui procurer la possibilité de représenter ses pièces. Ayant fini de travailler sur Galiléo Galilei, il déplore à nouveau ce genre de tactique : Techniquement parlant La Vie de Galilée est un grand pas en arrière, beaucoup trop opportuniste, tout comme Les Fusils de la Mère Carrar. On devrait entièrement réécrire la pièce, si l’on veut obtenir cette « brise qui souffle des rives nouvelles », cette aube rosée de la science. Tout plus direct, sans les intérieurs, « l’atmosphère », l’identification. Et tout bâtir sur des démonstrations planétaires. Le découpage pourrait être conservé, le caractère de Galilée aussi. Mais le travail, un travail joyeux ne pourrait être fait qu’avec un praticable, au contact de la scène. Brecht veut ensuite, dans son travail sur La Bonne âme du Sé Tchouan, « en revenir enfin à la norme » par rapport à la techniques épique. « On n’a pas à faire de concessions pour le tiroir-caisse ». Cette remarque montre que son « opportunisme », que Lukács apprécie aujourd’hui comme « la forme vraiment dramatique », n’était qu’une tentative d’écrire des pièces qui puissent être montées dans les conditions aggravées de l’exil, et qui devaient amener peu à peu les acteurs à un meilleur théâtre épique. Dans son Esthétique (1963), Lukács affecte à l’« opportunisme » de Brecht le signe plus. Dans Galiléo Galilei et dans d’autres pièces postérieures, le « développement vraiment dramatique » serait encore théoriquement inconséquent, « mais du point de vue du poème dramatique, le fait qu’il soit mis au cœur de la pièce est d’autant plus fécond ». Lukács continue à considérer le théâtre épique comme une erreur théorique de Brecht. Pour illustrer sa thèse selon laquelle le « poétique- rationnel » devrait être obtenu même sans effet de distanciation, il cite l’exemple de Tchékhov, qui aurait, d’après lui, bâti ses drames sur la uploads/Litterature/ brecht-et-lukacs-analyse-d-x27-une-divergence-d-x27-opinions.pdf
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- Publié le Oct 30, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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