LA LITTÉRATURE MAROCAINE ET L'ORIENT AU XVIIe SIÈCLE* PAR JACQUES BERQUE LES vo

LA LITTÉRATURE MAROCAINE ET L'ORIENT AU XVIIe SIÈCLE* PAR JACQUES BERQUE LES voyages de Magribins en Orient ne sont pas rares au XVII, siecle. Ils se font pour la plupart a 1'occasion du pelerinage, qui rassemble chaque ann6e au Tafilalt la caravane marocaine 1. Ils repondent donc surtout a de pieux motifs. Quelle y est la part des curiosites profanes ? Et quelle proportion de gens est-elle touch6e selon les classes sociales et la region d'origine ? Nous n'en savons rien. Ce qui est sur, c'est que le hagg permet de nombreux contacts intellectuels entre les deux mondes. Le voyageur s'attarde a Tripoli, a Alexandrie. Parfois, il pousse jusqu'au Yemen. S'il est docte, il donne et re?oit des le?ons. Ces 6changes se concr6tisent en « licen- ces (igäza), que les erudits se d6cernent entre eux, et dont nous voyons faire 6tat maintes biographies : celles de 'Abd al-Qadir 2 et 'Abd al-Rahman al-Fasi 3 entre autres, parmi les contemporains d'al-Yusi. Mais parfois aussi, les contacts se prolongent. Le Magribin s'eternise en Orient, y organise sa vie. Ainsi le fameux al-'Ayyasi, presque exactement le compatriote d'al-Yusi, et lui aussi son contemporain, fait la-bas trois grands s6- jours. C'est egalement un initi6 a la theosophie, un disciple d'Ibn Nasir. A ses amities meridionales, pourtant, il joint des amities de Fes. Sa Rihla abonde en epitres a ses collegues de la cite idriside 4. * Chapitre extrait d'une thèse de doctorat ès lettres soutenue en Sorbonne le 26 février 1955 sur Les « Muhadarat » d'al-Yusi [N.D.L.R.]. I. Voir ainsi AYYASI, Rihla, Fès, 1316 h., début du t. I. 2. M. BEN CHENEB, Étude sur les personnages mentionnés dans l'Idjâza du cheikh cAbd al-Qâdir al-Fâsî, Paris, pp. 6, 7 et passim. 3. E. LÉVI-PROVENÇAL Les Historiens des Chorfa, Paris, 1922, p. 266. Cf. sur « l'Égypte, centre de rihla pour les savants de l'Ouest musulman », Ibrâhim SALAMA, L'Enseignement islamique en Égypte, le Caire, 1939, p. XXVIII sqq. 4. Par exemple, une épître à 'Abd al-Qàdir al-Fâsi dans la Rihla, t. II, p. 291 sq., et à d'autres, ibid., t. I, pp. 69 sq. Downloaded from Brill.com12/09/2019 03:26:31PM via Princeton University Library 296 Mais plus encore qu'aux vers, au droit ou a la litt6rature, il s'int6- resse au sufisme. De son inventaire des tawa'i orientales ressort une immense vari6t6 : une quarantaine de compagnies, parmi les- quelles on reconnait, melees aux ramifications du sadilisme fami- lieres à 1'Afrique du Nord, d'autres branches purement orientales 1. Entre autres, une Hallagiyya qui atteste la survivance, au milieu du XVIIe siecle, du mouvement inspire par le mystique cher a L. Mas- signon. Ce qui frappe, c'est qu'on cite ces divers ordres orientaux et magribins indiff6remment sur le meme plan. L'interaction entre les deux mondes semble etre la regle et ne soulever nulle difficult6 d'accommodation, nulle divergence de mode. Les qutbs ou « initia- teurs » africains ne sont pas rares 2. Une certaine unite de ton regne sur 1'ensemble. La diversité, sans doute, existe. Mais elle n'est pas essentielle, ou du moins n'apparait pas telle au voyageur. Les Magribins ne sont pas en Rgypte des nouveaux venus. Des 1'epoque des Ayyubides, ils beneficient, comme maitres d'6- cole, de 1'engouement des familles. L'immigration andalouse a Alexandrie, les forts noyaux de malikisme de la haute Vallee du Nil favorisent certainement leur influence. Leur attachement au cadre de la mosqu6e contribue, a partir du XVe siecle, a la decadence de la madrasa, et 1'afflux de leurs mystiques, souvent non-arabes, joue son role dans 1'orientation des esprits. Ils sont fr6quemment sorciers, et parfois hommes de Dieu : a ce titre, ils fourniront beaucoup a 1'hagiologie villageoise. Enfin, ce sont des 6tudiants opiniatres. Certains demeurent, quarante ann6es durant, a leur yize?aq d'al-Azhar 3. Les plus doues conquierent la notoriete et se propagent dans tout 1'Orient. Un Muhammad b. Isma'il al-Masnawi, homme jug6 prodigieux par ses contemporains, se fait mahdi au Yemen. Un pur Berbere, de formation exactement analogue a celle d'al-Yusi, Muhammad b. Sulayman al-Rudani (m. 1684), repand en Rgypte de nouvelles « dictées ». n obtient au Higaz un renom de rigoriste et de polemiste. Les Turcs le redoutent. L'une de ses originalites I. cAYYASI, t. II, p. 217, 1. 6 sq. ; Hallàgiyya, ibid., p. 220, 1. 3. 2. Ainsi, un personnage de Fès, cAli b. Maymûn al-Idrisi, ibid., p. 219, 1. 7. GABARTI (traduction, t. IX, p. 64) mentionne un sayh Ibn cAbd al-Rahman al-Yùsi, m. en 1228 h. - La tradition de ces maîtres non-arabes, acagim, est d'ailleurs ancienne en Égypte, où ils ont parfois été favorisés par le pouvoir mamluk. 3. Ibrahim SALAMA, op. cit., pp. 66, 75, 88, 99, 103, 106, 113, 117, 118. Downloaded from Brill.com12/09/2019 03:26:31PM via Princeton University Library 297 est de contester que le port du drap d'importation soit licitel. 'Abd al-Malik b. Muhammad al-Tagmü'ti, du Tafilalt (m. 1707), contre lequel al-Yusi a pol6miqu6, publie en Orient une risala, qui remporte un certain succes 2. Ahmad b. 'Abd al-'Aziz al-Sigilmassi 3 est cite comme adib et auteur d'une celebre qasida. Parmi les proches d'al- Yusi, plusieurs ont 6tudi6 longuement en Orient. Ainsi al-Husayn b. Nasir 4, de Tamgrft, eleve d'al-Azhar, Mahammad b. Mahammad b. Abi Bakr 5 d'al-Dild', et plusieurs autres. Quête de science, sejours professionnels ou pelerinages finissent parfois en terre sainte par un pieux d6c6s. Une telle mention, dans la biographie, sera toujours b6n6fique. C'est pourquoi les cimetieres de Medine et de la Mekke debordent d'6pitaphes 6trang6res. La, dit un poeme d'al-Yusi, s'6galisent toutes les origines 6. Les chroniqueurs orientaux celebrent plusieurs de ces bons d6racin6s. Ainsi al-?abarti 7. Sa selection de c6l6brit6s magribines ne manque pas d'interet. Il nomme al-'Ayyasi, mais aussi 'Abd al-Qadir al-Fasi, qualifie d'imdm du Magrib, et meme al-Yusi. Ce sont la des noms consid6rables dans leur pays. Mais a cote de ces gloires, en voici qui ne tirent sans doute leur notoriete exotique que du hasard d'un sejour. Ainsi un Nur al-din Hasan b. Ahmad al-Miknasi, contemporain d'al-Yusi. Il reste en Egypte un quart de siecle, jusqu'a sa mort en 1690. De la generation pr6c6dente, al-Maqqari avait fait en Orient carriere de bel esprit. On 1'estime la-bas « admirable et prodigieux » dans et les muhctdaydt 8. Certes, on n'enregistre, a 1'epoque qui nous occupe, aucune r6ussite de ce genre. Mais nous pouvons conclure de ces noms, dont une enquete specialisee prolongerait la liste, que le Magribin, s'il ne se sent pas des lors de plain pied en Orient, s'il est meme tent6, pour des raisons dialectales, sociales et nationales a la fois, d'affir- mer quelque particularisme, n'en 6prouve pas moins la continuite qui regne, sur le plan culturel, entre les deux provinces du monde de l'Islam. I. MUHIBBI, Hulâsa, t. IV, pp. 204-208 ; cAYYASI, Rihla, t. II, p. 30 sq. ; Nasr, texte, t. II, p. 81,1.3 sq. ; Iclàm, t. IV, p. 334. 2. Manaqib d'AL-HUDAYKI, t. II, p. 258. 3. MUHIBBI, Hulasa, t. I, p. 236. 4. IBN AL-QADI, Nasr al-matâni, tr. Arch. Mar., t. XXIV, p. 285. 5. Manàqib, t. II, p. 61,1.6 sq. ; Budur dàwiyya, notice du personnage. 6. Nasr al-matâni, tr. Arch. mar., t. XXIV, p. 236. 7. GABARTI, cAgâ'ib al-atar, t. I, pp. 65, 68. 8. Longue notice dans MUHIBBI, t. I, p. 302 sq. Downloaded from Brill.com12/09/2019 03:26:31PM via Princeton University Library 298 Quoique plus rare, la r6ciproque existe. Il arrive que des Orien- taux viennent faire carriere au Maroc. Voici par exemple Ahmad al-Yamani, originaire de Haute-Egypte, qui meurt a Fes en 1701 1. Voici surtout Ahmad al-Halabi 2. 11 s'installe a Fes en 1669, et va y devenir le sp6cialiste des maqamat. Son livre, dont nous re- trouvons souvent la mention jusque dans le Sus, passe pour le ma- nuel par -excellence de la langue arabe. Il n'est pas indifferent qu'un Syrien 1'enseigne a Fes, qu'il inonde de poemes mystiques. Al-Yusi goute certainement la veine litteraire et 1'inspiration religieuse d'al-Halabi, qu'il entretient meme un temps de ses deniers. Mais il lui reproche bientot un vers ou le terme de haqq, reserve à Dieu, est abusivement employe. L'autre n'accepte pas la censure, et leurs relations en restent la 3. Ahmad publie lui-meme des M aqämät, dont nous reparlerons, 1'un des rares livres d'adab que le siecle produise au Maroc. Cela mene a 1'examen d'un second probleme, celui de 1'orientation de ces 6changes culturels entre 1'Est et 1'Ouest et des gouts qu'ils propagent. L'hypothese de depart : «1'Occident musul- m a n ». - La notion d'Occident musulman se d6gage d'etudes menees, surtout au Maroc, depuis une trentaine Par rapport a 1'Orient arabe, 1'ensemble qui embrasse, de longs siecles durant, 1'Espagne musulmane et 1'extreme Magrib, affirme une culture, et plus encore une maniere personnelles. La soli- darit6 entre les deux « Rives » est scellee par des 6changes continuels. Le Maroc, a chaque recul de 1'Islam en Espagne, recueille bon nombre de savants andalous. Une tradition tres active relie ainsi les « epigones de Fes aux « grands ancetres » (al-mutaqaddimün) de Cordoue. La uploads/Litterature/ daniel-rivet-la-litterature-marocaine-et-l-x27-orient-au-xviie-siecle 1 .pdf

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