Littérature Erich Auerbach ou l'Eloge de la philologie Paul Zumthor Citer ce do
Littérature Erich Auerbach ou l'Eloge de la philologie Paul Zumthor Citer ce document / Cite this document : Zumthor Paul. Erich Auerbach ou l'Eloge de la philologie. In: Littérature, n°5, 1972. Littérature. Février 1972. pp. 107-116; doi : https://doi.org/10.3406/litt.1972.1948 https://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1972_num_5_1_1948 Fichier pdf généré le 01/05/2018 Paul Zumthor ERICH AUERBAGH OU L'ÉLOGE DE LA PHILOLOGIE * Le mot philologie a subi en français une certaine péjoration due, sans doute, à l'emploi qui en a été fait depuis trois quarts de siècle dans la terminologie universitaire. Il n'en va pas de même en d'autres langues, encore que l'on puisse distinguer diverses connotations, mettons, nationales. C'est ainsi que l'anglais philology se rapporte davantage à la langue, tandis que sur le continent le mot entre plutôt dans le champ sémantique des études littéraires. Mais le contenu en est sensiblement plus vaste en italien et en allemand que chez nous. N'oublions pas que toute l'œuvre d'Auerbach fut écrite en allemand. Qui dit philologie se réfère, malgré que peut-être il en ait, à cet « amour des mots » que désigna le grec philologie Je n'ai pas à faire ici l'histoire d'un terme ni d'une science. J'entends simplement dessiner à grands traits l' arrière-plan sur lequel se détache l'œuvre du maître auquel est consacré le « dossier de lectures » de cette revue. La situation particulière d'Auerbach exige, me semble-t-il, que l'on prenne cette précaution. Non seulement, en effet, Auerbach revendiqua le titre de philologue, à l'exclusion de tout autre; mais, élevé à l'époque que l'on pourrait nommer pré-linguistique, ayant achevé son œuvre avant la diffusion des formes actuelles de la sémiologie, il appartient objectivement à un monde scientifique assez différent du nôtre. Si sa présence parmi nous est néanmoins indiscutable, c'est à son génie personnel que nous la devons. Dans son acception la plus large, la philologie peut être considérée de trois points de vue : elle vise à saisir, dans leurs manifestations linguistiques, l'« esprit » d'un peuple ou d'une civilisation ainsi que leur évolution culturelle; elle résulte de l'examen des textes que nous ont légués ce peuple ou cette civilisation au long de leur devenir historique; elle embrasse ainsi, non seulement la littérature, mais tout l'écrit. Dans la pratique, elle est essentiellement interprétation textuelle. Elle est donc à la fois et n'est pas une discipline particulière : elle l'est dans la mesure où elle traite de questions distinctes (histoire des manuscrits, étude des variantes, etc.); elle ne l'est pas, dans la mesure où toutes les questions dont elle s'occupe constituent les éléments d'un système compact : le passé humain, en tant que nous cherchons à le comprendre dans le présent. De toutes manières, la philologie est ainsi liée à une conception de la continuité historique. Elle se fonde * Les remarques qui suivent portent essentiellement sur les parties de l'œuvre d'Auerbach consacrées au Moyen Age. 107 sur l'idée d'une société rassemblée par le lien du langage, et dont l'existence englobe la durée entière d'une tradition. Sa fonction consiste à maintenir les monuments de cette dernière dans le plus grand état de pureté, afin d'en préserver le contenu, spécialement dans les domaines où prédominent les valeurs imaginatives ou esthétiques. Ainsi comprise, la philologie eut, dans l'histoire européenne, son âge d'or aux xvine et xixe siècles : âge qu'inaugura, et que marqua durablement (surtout en Italie, puis en Allemagne) l'œuvre de Gianbattista Vico. On a souvent déjà remarqué à quel point cette œuvre resta pour Auerbach un thème de méditation et une source d'inspiration. Les travaux qu'il lui consacra trente années de sa carrière. L'un de ses derniers articles, paru en 1956 dans Convivium, 24, p. 394, suiv., sous le titre de G. Vico und die Idee der Philologie insiste sur les aspects les plus universalistes de cette pensée. Un accord fondamental, relevant de l'ordre du tempérament même, semble en effet s'être établi entre Auerbach et l'auteur du De constantia philologiae (1721) et de la Scienza nuova (1725 et 1744), du fait même de la réaction anti-cartésienne qui triomphait dans ses ouvrages. Vico annonçait l'avènement d'une science totalisante dont l'objet serait le monde de l'histoire, par opposition au monde naturel : cette science constituerait une connaissance de l'homme dans son développement collectif, au point que le terme de philologue embrasserait, avec les érudits, les grammairiens, les orateurs, les historiens, les poètes... La philologie serait la doctrine de tout ce qui dépend de la volonté de l'homme, comme la philosophie de ce qui concerne la raison : celle-ci tend à une vérité; celle-là, à la certitude. Dès l'édition qu'il procura de la Scienza nuova, en 1924, Auerbach adhérait à ce principe, dont il ne se départit jamais, que toutes les formes de la culture sont impliquées dans les modifications de l'esprit individuel telles qu'on les perçoit dans le texte; c'est là le lieu privilégié où il est possible de les saisir à la fois dans leur mutabilité et dans leur cohérence. Sur un seul point, dans cet ordre d'idées, Auerbach s'écartait de Vico : il répudiait, en effet, le préjugé, par ailleurs fortement enraciné dans la tradition philologique allemande du xixe siècle, de la supériorité poétique des temps anciens, et de la notion, au moins implicite, de dégradation que ce préjugé comportait. Une telle attitude n'avait pas, dans l'Allemagne des années 20 et 30, le côté paradoxal, voire anachronique, qu'elle aurait probablement eue ailleurs. Quelque chose en effet de la tradition du xixe siècle romantique s'était mieux maintenu Outre-Rhin, à l'époque même où, d'une manière générale, la « science nouvelle » s'atomisait, éclatait en une linguistique bientôt indépendante, une histoire de la littérature quêtant ses méthodes propres, une stylistique et plusieurs autres disciplines. L'Allemagne du xxe siècle a pu connaître ainsi ce qui peut-être apparaîtra un jour comme la dernière génération des grands philologues : Spitzer et Auerbach, qui, après 33, transportèrent aux États-Unis des habitudes de pensée et de travail qui ne semblent du reste pas y avoir fait école, et Curtius qui traversa, dans sa chaire rhénane, les années noires. Tous trois moururent aux alentours de 1960. Tandis que leurs collègues germanistes restaient davantage attachés à l'histoire culturelle dans sa plus grande extension (Geistesges- chiehte), ces romanistes identifièrent le fondement de la philologie avec le rapport intime, très particulier, qu'entretient l'œuvre littéraire avec son lecteur : rapport de possession, alors qu'on ne « possède » pas une œuvre plastique; l'ouvrage écrit, du seul fait qu'une édition n'est pas une copie, a un mode d'existence plus libre et multiple, provoque l'intérêt de manière plus universelle et instante. Produit du langage, il accueille de façon plus immédiate une expérience qu'il implique et à laquelle il donne une forme 108 spécifique, en vertu des fonctions naturelles de la langue réelle dans laquelle et pour laquelle il existe. Largement empiristes, caractérisés par leur extrême retenue à l'égard des problèmes théoriques, Gurtius et Auerbach en particulier tentèrent de revaloriser la philologie en intégrant au contenu de ce mot l'effort qu'ils faisaient pour retrouver, dans les écrits de l'humanité, le témoignage qu'elle porte d'elle-même depuis quelques millénaires qu'elle est apparue au niveau de l'histoire : c'est-à-dire depuis qu'elle est parvenue à l'âge de l'expression textuelle. Conscient de ses racines idéologiques, Auerbach définissait la « philologie romane » comme l'un des rameaux de l'historicisme romantique, lequel avait ressenti le fait historique de la Romania comme une « totalité sémantique » (Sinnganzes). Dans un article paru en 1954 dans les Roma- nische Forschungen, 65, p. 1 suiv., et fait de réflexions complémentaires à son livre le plus illustre, Epilegomena zu Mimesis, il s'affirmait tributaire (avec, peut-être, l'amertune d'un exilé) du courant le plus profond de la philologie allemande telle qu'elle avait fleuri de Hegel jusqu'à la coupure de l'ère nazie. En fait, si l'œuvre d'Auerbach demeure, dans le domaine des études littéraires, l'un des monuments les plus solides du deuxième quart de notre siècle, la cause en est, autant que dans ces présupposés, dans le don exceptionnel d'interprétation que possédait Auerbach, dans la subtilité de son herméneutique, et dans son immense culture. Je ne sous-estime pas, quant à moi, le fait que sa formation première fut celle d'un juriste : il ne devint romaniste qu'après avoir acquis, en 1913, le titre de docteur en droit. Cela importe en quelque manière à la conscience qu'il se forma du texte : étonnamment semblable, dans sa profondeur, à celle que, plus laborieusement, nous avons acquise depuis peu. L'œuvre d'Auerbach est abondante. Les Aufsàtze zut romanischen philologie, Berne, Francke, 1967, en ont regroupé les parties les plus dispersées, et fourni une bibliographie complète. Elle est formellement celle d'un écrivain de classe, à la langue précise, nerveuse, constamment imprégnée d'une sorte de lumière diffuse, et allégée de toute technicité non strictement nécessaire. Certains passages de Mimesis (ainsi, la traduction, en style populaire berlinois, de quelques pages de la Coena Trimalcionis) sont à proprement parler poétiques et doivent être lus et interprétés comme tels. Au cours d'une quarantaine d'années (de 1921 à 1957) s'affirme une unité remarquable de pensée, un dessein ferme et continu, développé et progressivement approfondi uploads/Litterature/ auerbach.pdf
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- Publié le Dec 17, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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