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1 AUX ORIGINES DU MYTHE : LE ROMAN GREC « Les Grecs chantèrent des épopées et ne composèrent jamais un véritable roman. Au point de vue moderne, leurs œuvres romanesques sont de simples fictions, des contes banals et absurdes pour la plupart. Ces contes naissent sur le tard, lorsque le génie de la Grèce commence à décliner ; ils sont le produit d’une société qui tombe dans le luxe et la débauche, et qui amuse sa vieillesse par des récits légers et licencieux ». Ce jugement sans appel est l’œuvre d’Émile Zola dans Deux définitions du roman, qui est le texte d’une conférence qu’il donna à Aix en décembre 18661. L’influence de Taine est palpable dans ce petit texte, car selon Zola, il en est des genres littéraires comme du milieu naturel et de l’évolution des espèces : « Nous sommes faits pour le roman, comme les Grecs étaient faits pour l’épopée. » Ce truisme d’une décadence de la littérature grecque antique, qui se généralisa au XIXe siècle, est une idée qui n’était pourtant pas étrangère aux Anciens. Dans son Traité du sublime, rédigé probablement au premier siècle de notre ère, le Pseudo-Longin affirmait ainsi qu’Homère lui-même avait perdu en grandeur entre l’Iliade et l’Odyssée, car, le grand âge aidant, il était devenu « amoureux des récits » (philomuthos). Autrement dit, l’Odyssée s’était « romancée », et le Pseudo-Longin y voyait une dégénérescence de l’épopée, qui correspondrait à la pleine maturité du poète, au pur récit, désigné comme « une forme dégradée de la littérature2 ». Or, le moment où le Traité du sublime fut écrit coïncide probablement avec l’émergence d’un nouveau genre littéraire, « le plus violemment nouveau de tous les genres nouveaux3 », qui est le roman. Le premier roman grec que nous ayons conservé dans son intégralité, Callirhoé de Chariton d’Aphrodisias, est sans doute contemporain du Traité du sublime, et la réflexion du Pseudo-Longin sur le cas d’Homère peut être aussi lue comme une constatation amère devant l’évolution littéraire de son temps, et l’effacement de l’épopée devant la fiction en prose. Zola semble donc paraphraser, à quelques siècles d’intervalle, ce critique littéraire de l’époque impériale, lorsqu’il ajoute que les romans grecs « sont encore des épopées, mais des épopées de décadence, retombées sur la terre, devenues vulgaires et étroites4 ». D’après Guy Robert, qui exhuma ce texte inédit de Zola en 1948, le romancier n’aurait pas été un lecteur très scrupuleux des romans grecs, se contentant de reprendre pour l’essentiel les constats énoncés par Victor Chauvin dans un ouvrage de vulgarisation, Les romanciers grecs et latins, publié en 1862. Toutefois, deux œuvres trouvent grâce à ses yeux, pour des raisons tout à fait différentes : tout d’abord le Satiricon de Pétrone, qui « appartient presque aux Temps Modernes », car « on sent que le romancier connaît les gens dont il parle, et qu’il a vu les scènes qu’il décrit5 ». Zola salue ici la veine supposément réaliste du roman de Pétrone, une appréciation partagée par des Esseintes, qui réserve à cette « satire vécue6 » une place de choix de sa vénéneuse bibliothèque dans À rebours. Ensuite, et peut-être de façon plus surprenante, Daphnis et Chloé de Longus. Zola concède qu’il s’agit certes « moins d’un roman que d’une pastorale », tout en le définissant comme « un épisode d’une grâce indicible » et « un récit d’amour délicieusement conté », avant de le qualifier un peu plus loin d’« œuvre 1 « Deux définition du roman », Œuvres complètes, éd. H. Mitterand, Paris, Nouveau Monde Éditions, t. II, 2002, p. 505. 2 A. Billault, « Les jugements de goût dans le Traité du sublime », Revue des Études Grecques, 112, 1999, p. 228. 3 B. Cassin, L’effet sophistique, Paris, Gallimard, 1995, p. 471. 4 « Deux définitions du roman », ibid. 5 « Deux définitions du roman », p. 508. 6 Ibid. 2 exceptionnelle7 ». Les deux protagonistes du roman, abandonnés dans la campagne de l’île de Lesbos et nourris respectivement par une chèvre et une brebis, sont découverts et adoptés par Lamon et Dryas, des paysans. Ils grandissent ensemble, menant paître leurs troupeaux au milieu d’une nature harmonieuse et complice qui leur sert de modèle dans tous leurs comportements. La dynamique du récit est suspendue à deux révélations, qui sont liées l’une à l’autre : celle du désir amoureux que les jeunes gens éprouvent progressivement, mais qu’ils sont incapables de nommer et de satisfaire, et celle de la véritable identité de Daphnis et Chloé, dont les objets retrouvés à leur côté témoignent d’une origine sociale élevée. À première vue, Daphnis et Chloé (qui porte également le nom de Pastorales) partage avec les autres romans grecs nombre de caractéristiques qui sont très éloignées des canons du roman moderne selon Zola. Pour ce dernier, toutes ces œuvres ne seraient ainsi que « mensonges », « faits merveilleux », « intrigues embrouillées et incroyables », « monde fabuleux », « aventures mensongères », « personnages extravagants », « histoires banales et invraisemblables » et « pantins ridicules ». On est ici bien loin de la théorie sur l’hérédité et sur les milieux appliquée par Zola à sa poétique romanesque. Or, une lecture attentive de La Fortune des Rougon témoigne, au-delà de deux références tout à fait explicites à Daphnis et Chloé8, d’une connaissance de cette œuvre dont il est difficilement envisageable qu’elle puisse être de seconde main9. L’histoire d’amour entre Silvère et Miette, qui est parfois considérée comme une étrange prothèse à l’économie narrative du roman10, porte ainsi la trace d’une influence déterminante de la pastorale de Longus. Plus remarquable encore, Zola ne se contente pas d’emprunter à son hypotexte antique une isotopie relative au genre idyllique11, mais révèle aussi des enjeux anthropologiques complexes qui concernent, presque en miroir, le couple formé par Daphnis et Chloé et celui de Silvère et Miette. Enfin, l’irruption de ce monde en miniature de la pastorale permet également au romancier de répondre au vœu formulé dans ses travaux préparatoires : celui de « trouver un coin d’idylle » dans un monde où Éros, sous sa forme la plus naturelle et la plus innocente, ne trouve guère matière à s’épanouir. UNE ANTHROPOLOGIE DU DÉSIR Daphnis et Chloé, que l’on date généralement entre le milieu du IIe et le milieu du IIIe siècle après J.-C., constitue un cas à part dans l’univers des romans grecs traditionnels si décriés par Zola. Les rebondissements et péripéties n’y sont guère nombreux, et l’influence de la pastorale sur Longus est telle que certains commentateurs ont pu dénier à Daphnis et Chloé son appartenance au canon traditionnel du genre. Mais il ne faut pas s’y tromper, Longus connaît le roman grec et ses conventions aussi bien que la pastorale, et ne les a pas oubliés. Pour la forme, mais pas seulement, il va introduire des pirates, « marionnettes nécessaires et 7 Ibid., p. 506-507. 8 Zola évoque « les amours primitives des anciens contes grecs » (254), puis le « charme exquis de conte grec » (306) de l’idylle entre Miette et Silvère. 9 Jacques Amyot, évêque d’Auxerre, offrit en 1559 au roman sa première traduction en français. Toutefois, il, expurgea prudemment le passage le plus explicite du roman, à savoir la « défloration » de Daphnis par Lycénion. Il fallut attendre 1810 pour avoir une traduction complète de l’œuvre, due à la plume de l’officier-artilleur napoléonien Paul-Louis Courier. 10 « Sa spécificité d'incipit impose à La Fortune un cahier des charges particulièrement lourd : fondation d'un empire, fondation d'une famille, fondation de l'Histoire naturelle et sociale d’une famille ; roman qui obéit à une triple nécessité, dans lequel l'idylle de Miette et Silvère paraît une surcharge inutile, tant pour le romancier déjà sur tous les fronts, que pour le lecteur » (É. Reverzy, « À l’exemple des Bonaparte : La Fortune des Rougon, genèse des Origines » in G. Séginger (éd.), Zola à l’œuvre, Strasbourg, PUS, 2003, p. 109-110). 11 Sur le genre de l’idylle et ses influences, cf. l’ouvrage de J.-J. Vincensini & C. Galderisi (éd.), Le récit idyllique : aux sources du roman moderne, Paris, Classiques Garnier, 2009, et notamment mon article, « Comment lire Les Pastorales de Longus ? Le cas d’un roman idyllique sophistiqué », p. 103-125. 3 fatales de tout le roman grec12 », des rivaux amoureux et des serments de fidélité entre ses personnages. Car son projet littéraire, très ambitieux, nécessite une aventure que ne permet pas le caractère trop statique de la pastorale. Daphnis et Chloé partent à la découverte de l’amour, dans un processus qui concerne non seulement les êtres humains, mais l’ensemble du règne animal et végétal. La succession des saisons donne son tempo au récit, selon un chronotope13 atypique pour un roman grec, et permet une progressive épiphanie du sentiment amoureux. La pastorale, genre inauguré par les Idylles de Théocrite, un poète sicilien du IIIe siècle avant J.-C., met en scène des bergers chanteurs et orateurs – dont un Daphnis qui meurt à la suite d’un amour uploads/Litterature/ aux-origines-du-mythe-le-roman-grec.pdf
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- Publié le Nov 04, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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